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Les artistes se racontent face à la caméra

Kathrin Halter
03 janvier 2017

Qu’est-ce qui motive les artistes ? Comment expliquent-ils leur travail ? Deux films, un documentaire récent et un portrait restauré, posent des regards très différents sur ces questions.

Une pièce tapissée de miroirs, des caméras, une ambiance agitée. Au centre, Lawrence Weiner, artiste conceptuel américain septuagénaire. Entouré de galeristes et de professionnels, il a le regard embarrassé et penaud d’un animal en cage, prisonnier du monde de l’art. L’instant d’après, nous sommes en 1969. Sérieux et espiègle à la fois, le même Weiner - déjà barbu – affirme qu’expliquer l’art n’a aucun sens. « Pourquoi a-t-on besoin de l’art ? » répète-t-il en souriant face à une journaliste, « On n'en a pas besoin. L’art est probablement la seule chose qu’on ne peut pas rationaliser. Il n’y a aucune raison, aucune excuse. L’art, c’est ce que les artistes font, voilà. » Est-ce donc tout ? L’art est-il vraiment gratuit, n’a-t-il besoin d’aucun argument, d’aucune justification ?

Une entrée en matière cocasse pour un film qui remet d’emblée en question le postulat de Weiner. Le documentaire « In Art We Trust », du réalisateur franco-suisse Benoît Rossel, observe les artistes au travail et lorsqu’ils parlent de leurs démarches : leur manière d’argumenter, de chercher les mots, de s’expliquer, voire même de se justifier. Il y a les introvertis et les extravertis, les taciturnes, les silencieux même, ceux qui sont habiles avec les mots ou carrément adeptes du free jazz rhétorique. Leurs propos sont tour à tour clairs, concrets, farfelus ou intelligents, mais jamais élitaires ou hermétique. L’Américain Dennis Adams raconte comment ses idées naissent de soliloques et de « head trips » : « J’aime vivre dans ma tête. Je suis mon meilleur ami en quelque sorte. Je me parle beaucoup à moi-même, ça me donne des idées. » L’artiste britannique Liam Gillick élabore une sorte de théorie absurde : « Je m’intéresse à une forme d’abstraction. C’est un peu comme de s’intéresser... aux échecs et aux saucisses. » Il en rigole lui-même.

Fixer l'éphémère

Une autre scène montre des étudiants en art en train de présenter leur travail. L’artiste John Armleder reproche à l’un d’entre eux de se justifier, ou pire, de s’excuser. Mais la différence entre le discours sur l’œuvre et l’autopromotion n’est pas toujours évidente, a fortiori dans le cas d’artistes à succès comme Laurent Grasso, qui compte parmi ses acheteurs des stars comme Pharrell Williams. Mais d’où sait-on au juste ce que l’on est en train de faire ? L’artiste espagnole Esther Ferrer, dont le travail tourne autour de la question du temps et qui ne signe ni ne date jamais ses œuvres, dit que si elle pouvait, elle ferait des œuvres qui ne laissent aucune trace. Cette évocation d’un pur présent évanescent pourrait passer pour de la coquetterie, mais dans la bouche de Ferrer, elle semble crédible et réfléchie.

Cette notion renvoie au travail de la caméra dans le documentaire, qui capture l’art en train de se faire et lui confère ainsi une vitalité tout autre que lorsque l’œuvre achevée est exposée au musée – et rappelle par là même son caractère éphémère. Vers la fin du film, le réalisateur nous offre une belle mise en abyme à travers la performance de Guy Sherwin : l’artiste pivote lentement face à la caméra qui le filme, le miroir qu’il tient dans les mains reflète la lumière d’un projecteur Super 8. Un film dans le film, un jeu de lumière et de mouvement. De l’éphémère capturé pour le cinéma. Ou pour l’art ?

Rossel enchaîne une telle quantité de rencontres qu’on en perd le fil, d’autant plus qu’il renonce systématiquement à indiquer l’identité des personnes (leur mention dans les génériques de début et de fin est censée suffire). Cette démarche a l’avantage de rendre plus attentif aux similitudes et aux différences, et de laisser surgir certains motifs indépendamment de la notoriété de l’artiste.

« Tu ferais mieux de m’aider ! » 

L’approche du portrait d’artiste, à l’inverse, vise à concentrer toute notre attention sur un seul individu. C’est une belle redécouverte que propose la sélection soleuroise avec « Josephsohn – Stein des Anstosses » (1977) de Jürg Hassler. La force du film tient en bonne partie à Hans Josephsohn lui-même, sculpteur décédé en 2012. Quand il parcourt son atelier d’un air imperturbable, tirant sur son cigare, quand il forme l’argile ou pétrit son plâtre, on le regarde. Quand il parle, on l’écoute. Et quand il réfléchit à voix haute, c’est toujours intéressant.

La démarche du réalisateur aussi est originale : il fait bien plus que d’écouter attentivement un maître - et ami – pour raconter l’histoire de sa vie. Il montre par exemple les femmes de ménage dans une exposition, qui voient les œuvres comme des attrape-poussière. Plus loin, le montage confronte les propos d’un gauchiste dogmatique sur les besoins culturels du peuple, des images de pop art et de Warenästhetik contemporaine, et la riposte de Josephsohn. Le cinéaste ne cherche pas non plus à éviter les altercations avec l’artiste. « Tu ferais mieux de m’aider plutôt que de tourner ! » s’écrie ce dernier. Plus loin, Josephsohn explique à Hassler que permettre à quelqu’un d’être témoin du processus artistique, ce serait comme de se laisser filmer en train de faire l’amour. Il laisse pourtant le réalisateur venir étonnamment près avec sa caméra – c’est aussi cela qui rend ce portrait personnel et vivant.

 

« Josephsohn - Stein des Anstosses » sera projeté le 22 janvier à partir d’une nouvelle copie numérique.
« In Art We Trust » sera présenté en première mondiale les 20 et le 25 janvier.

 

La relation entre l’art et le cinéma occupe les esprits depuis longtemps. D’un côté, les artistes s’approprient les films et les codes du cinéma, de l’autre, les cinéastes filment des œuvres d’art, portent les artistes à l’écran, abordent des problématiques artistiques. Les influences sont mutuelles, et cette fascination réciproque se reflète à travers une variété de médias. Les Journées de Soleure et le Musée des beaux-arts d'Argovie se penchent sur cette relation complexe à travers une sélection de films et une exposition.

« Art mon amour. L’art au cinéma » est le titre du Focus de cette année. A découvrir: dix productions suisses et internationales, dont des portraits d’artistes (Eva Hesse et Maria Lassnig) et un autoportrait du couple d’artistes Melissa Dullius et Gustavo Jahn. S’ajoutent encore deux documentaires : « Das grosse Museum » de Johannes Holzhausen, qui s’intéresse aux coulisses du Musée d'histoire de l’art de Vienne, et « Sign Space », de Hila Peleg, qui analyse les étapes qui aboutissent à une exposition d’art. Du côté de la fiction, le festival a choisi « Where is Rocky II ? », un film policier de Pierre Bismuth sur la disparition d’une œuvre de l’artiste Ed Ruscha - « un film hollywoodien pas tout à fait classique » selon la curatrice Jenny Billeter. Et enfin dans « Le dos rouge », d’Antoine Barraud, un cinéaste en manque d’idées parcourt les musées à la recherche de l’inspiration.

On se réjouit également de découvrir le court métrage d’animation de Jacob Berger et Sam & Fred Guillaume « Ceci n’est pas un tableau » , une association libre à partir de trois oeuvres de peintres helvétiques, dont la première mondiale aura lieu durant la « Journée Focus » le 23 janvier, suivie d’une discussion avec les réalisateurs. Les autres rencontres de la journée réuniront des professionnels suisses et étrangers autour de trois thèmes : « Portraits d’artistes au cinéma », « Cinéma ou art visuel ? Au carrefour de deux mondes » et «L'art à la télévision». 

En parrallèle, l'exposition collective « Cinéma mon amour. Le cinéma dans l’art » sera visible jusqu'au 17 avril au Musée des beaux-arts d'Argovie. Elle présente les œuvres de différents artistes contemporains dont Pierre Bismuth, Candice Breitz, Janet Cardiff & George Bures Miller, Stan Douglas ou Sam Taylor-Johnson. Les travaux abordent différents aspects du cinéma et du travail filmique et s’interrogent notamment sur l’industrie du cinéma, sur le film en tant qu’espace de perception, sur le found footage, sur différents films ou genres particuliers ou encore sur le processus de production cinématographique. On y trouve des installations film et vidéo, mais aussi des dessins, de la peinture, des photographies et des sculptures. Le vernissage aura lieu le 21 janvier, la veille de l'ouverture au public.

 

▶  Texte original: allemand

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