MENU FERMER

Le Röstigraben ne doit pas devenir un Streaming-graben

Olivier Müller et Thierry Spicher
30 juillet 2021

Les bureaux de Netflix au Pays-Bas © Rinze Vegelien

Dans une tribune publiée par le quotidien romand Le Temps, Olivier Müller et Thierry Spicher prennent position sur la réalité du streaming en Suisse romande et au Tessin. Régions qui risquent d’être tenues à l’écart, notamment en raison de l’évolution du marché suisse alémanique.

L’information avait fait grand bruit: Netflix annonçait fin mai la production de Early Birds, premier «Netflix Originals» made in Switzerland. Hormis son titre, peu d’informations étaient disponibles sur le film: aucun acteur confirmé annoncé ni aucun chiffre articulé concernant le budget du film ou l’investissement de Netflix. Seul le réalisateur, un alémanique établi en Allemagne à la carrière jusqu’ici plutôt modeste, serait déjà attaché au projet. Qu’importe, la branche du cinéma suisse pouvait sabrer le Prosecco, enfin adoubée par la plateforme américaine.

 

Une lettre de Netflix aux parlementaires

C’était avant qu’une lettre de Netflix, adressée à tous les conseillers aux Etats et dans laquelle la firme de Los Gatos en Californie s’oppose fermement à ce qu’on appelle par commodité la «Lex Netflix», censée obliger les plateformes à investir dans des films et séries suisses, ne vienne rapidement refroidir l’ambiance (lire sur SRF Online, 7 juin 2021).

Las, tout le monde aurait pu s’épargner ces émotions si, en lieu et place d’un «film Netflix», Early Birds avait été annoncé comme ce qu’il est d’abord, à savoir un «CH Media Originals».

 

La stratégie bien rodée du groupe alémanique CH Media

On renoncera à décompter les sourcils romands interrogateurs qui se lèveront à l’évocation de CH Media, une société qui reste, malgré son nom programmatique aux faux airs de Swisscom des médias, une entreprise strictement alémanique presque totalement inconnue de ce côté-ci de la Sarine. Appartenant au groupe AZ Medien, lui-même propriétaire de nombreux quotidiens régionaux suisses allemands, CH Media est un opérateur de TV et radio locales privées en pleine croissance. Connu et apprécié outre-Sarine pour ses formats et shows très typés localement (pour l’essentiel des adaptations de reality shows revus à la mode locale), modestement présent en Suisse romande via son média Watson (lancé récemment), CH Media vient d’annoncer le lancement à l’automne de sa propre plateforme de streaming, «oneplus», une plateforme promise avec un surplus de «swissness» comme on dit en zuriglais.

Pour faire vivre une plateforme et se positionner sur le marché, pas de miracle; qu’elles s’appellent Netflix, Disney ou Oneplus, les plateformes ont besoin de contenu auquel leur public-cible puisse s’identifier. Dans le cas de CH Media, cela implique donc naturellement de pouvoir diffuser en première des séries et films suisses, suisses-allemands de préférence. Avec Early Birds, dont il est coproducteur (contactés, les responsables ne souhaitent pas donner de chiffres, mais parlent d’une somme conséquente consentie pour l’opération) et qu’il diffusera en première mondiale en exclusivité, plusieurs mois avant Netflix, CH Media met la dernière pierre à une stratégie de conquête du marché alémanique qui doit en faire le principal rival de Tamedia, mais également le seul «player» télévisuel capable de rivaliser avec la SSR.

On ne peut que saluer la cohérence de la stratégie de CH Media et l’habileté du montage financier et communicationnel de cette opération. En effet, bien que CH Media soit d’ordinaire plutôt rétif aux interventions étatiques dans l’économie, le film Early Birds est ainsi conçu qu’il devait pouvoir bénéficier de subventions publiques suisses non-négligeables, au niveau fédéral comme cantonal.

 

Contre la «Lex Netflix»

L’annonce du projet a été mise au crédit de Netflix, ceci permettant aux titres de CH Media de relayer le tout sous forme «d’information» dans les titres du groupe. Précédant de quelques jours la lettre de Netflix aux parlementaires, cette annonce arrivait donc au meilleur moment pour tenter d’influencer les sénateurs qui, hasard du calendrier, débattaient justement de la loi portée par l’Office fédéral de la Culture (OFC) visant à imposer à obliger toutes les plateformes à investir 4% de leur chiffre d’affaires dans l’audiovisuel suisse, loi que CH Media combat avec détermination depuis plusieurs mois (Tagesanzeiger, 18 avril 2021).

La lettre de Netflix, elle, reprenait de façon curieuse les arguments développés dans ce même article et de manière systématique par CH Media contre le projet de loi depuis les premières escarmouches en commission Culture et éducation du Conseil national, celle-là même qui fut rendue célèbre par le film Le Génie Helvétique de Jean-Stéphane Bron. Netflix y prétendait ainsi que sa viabilité économique serait gravement mise en danger par cette obligation de réinvestissement de 4% de son chiffre d’affaires, arguant que sa marge bénéficiaire serait actuellement de 5% seulement. Sachant que dans certains pays européens, l’obligation de réinvestissement imposée à Netflix sera largement supérieure à 5%, directive européenne sur les médias audiovisuels oblige, l’argument paraît peu crédible. La marge évoquée de 5% fait qu’il est tentant de voir la patte de CH Media dans la lettre de Netflix.

Mais il y a plus préoccupant. Réalisée par le plus important groupe de média privé suisse allié à Netflix, l’opération «Early Birds», laisse, comme c’est souvent le cas lorsque les acteurs économiques de ce pays agissent seuls, la Suisse romande, de même que la Suisse italienne, à l’écart de projets stratégiques et sans option alternative.

 

Quand les plateformes «oublient» de sortir les blockbusters en Suisse romande

Cet exemple dans lequel les régions linguistiques minoritaires sont gravement négligées n’est que le dernier d’une longue liste, et il ne doit rien au hasard. Illustration par un autre exemple évocateur récent.

En mars dernier déjà, en plein 2e confinement, les deux blockbusters de super-héros du studio Warner, Justice League et Wonder Woman 1984 sortaient en France en VOD et en Suisse alémanique sur la plateforme germanophone Sky Show. En Suisse romande, aucune trace des films jusqu’à peu, alors que de tels films y sortent traditionnellement en même temps que la France, dans le pire des cas.

A en croire divers articles de presse ou ce qu’en disent des responsables d’entreprises de streaming suisses qu’on ne contredit guère et dont on ne vérifie pas les affirmations, le problème serait dû à «une exclusivité de Sky en Suisse». Sky a bon dos, car cette affirmation surprenante est dénuée de fondement et de toute plausibilité. Le droit de distribution des films ou des séries est ainsi fait que les autorisations de territoire sont toujours liées en Suisse aussi à un espace linguistique: en l’occurrence, une exclusivité d’un groupe tel que Sky, qui ne dispose pas d’offre de streaming par abonnement en français, ne peut donc en aucun empêcher dans l’absolu l’exploitation d’un titre en Suisse romande et en français.

Les deux films en question ont certes fini par sortir en français en Suisse, presque deux mois après la France. Un tel délai est un non-sens absolu en termes d’exploitation et de distribution puisque l’impact marketing du marché français est ainsi réduit à néant tandis que les deux mois perdus laissent un espace de jeu de rêve aux meilleurs ennemis des studios hollywoodiens: les pirates et consommateurs de contenus sur sites de streaming illégaux (ou tolérés). Pour toutes ces très bonnes raisons, les mêmes studios prennent naturellement toujours soin de sortir la Suisse romande en même temps que l’Hexagone.

La réalité est in fine plus triviale, et plus pénible à entendre pour nos oreilles romandes: la Suisse romande et son public ont vraisemblablement été purement et simplement oubliés par les programmateurs, dont les prises de décision et les responsables sont de plus en plus germanophones et focalisés exclusivement sur le marché alémanique.

 

La Suisse romande, terre de divertissement et de cinéma...

Cet oubli est pourtant d’autant plus surprenant et paradoxal que les romands sont traditionnellement des consommateurs de films et de divertissement plus assidus que les suisses allemands et que l’offre TV audiovisuelle y est traditionnellement très riche, compétitive et diversifiée. S’y montrer performant et efficace est bon pour le business.

Récemment, la RTS faisait elle preuve de ce dynamisme romand et réussissait un joli coup en s’assurant la primeur des droits de diffusion en clair de Friends – la réunion, épisode spécial de la série culte. La RTS entretient de longue date des relations privilégiées avec HBO, filiale de Warner et producteur de la série, qui lui avait permis d’être à peu près la seule chaîne de télévision gratuite au monde à diffuser les nouvelles saisons de Game of Thrones en même temps ou presque que les Etats-Unis. Peu à peu, la RTS devient ainsi le seul acteur de l’audiovisuel suisse intéressé par ce marché et en mesure d’y procéder à des acquisitions stratégiques pertinentes.

 

... mais la Suisse romande: un no man’s land du streaming?

Mais aussi dynamique soit-elle dans l’acquisition de programmes, la RTS ne peut être plus impliquée qu’elle ne l’est dans le réinvestissement dans les créations régionales; ses moyens sont limités et leur ruissellement vers les indépendants sont gérés dans le cadre d’un accord national dont profitent tout autant qu’eux les alémaniques via les investissements de la SRF. Canal+, quoique présent de longue date, n’a pour sa part jamais investi de façon significative dans l’audiovisuel romand, les télévisions privées locales romandes n’ont pas de moyens, tandis que le développement actuel du streaming et des plateformes fait que le centre de décisions se déplace pour la Suisse romande vers l’Allemagne: en termes de streaming, la Suisse dépend en effet des filiales allemandes des studios hollywoodiens et non de la France.

L’annonce du financement de Early Birds par Netflix reste bien entendu potentiellement une bonne nouvelle pour l’ensemble du cinéma suisse et constitue peut-être la prémisse de collaborations futures entre l’audiovisuel suisse et les acteurs du net. La diffusion retardée de Wonder Woman 1984 restera enfin, espérons-le, un accident de parcours lié aux difficultés causées à l’exploitation audiovisuelle par la pandémie de COVID-19.

Afin de s’en assurer, et d’éviter que le schéma ne se répète jusqu’à devenir la règle, il est essentiel que les professionnel.les de l’audiovisuel romand et les responsables politiques prennent rapidement conscience du problème et lui cherchent des solutions d’avenir. Sans quoi, et cela au moins risque de ne pas faire l’ombre d’un doute, il n’y aura pas de Netflix ou de CH Media original suisse romand ou tessinois avant belle lurette. Sans des règles du jeu qui corrigent ou à tout le moins atténuent les disparités liées aux poids économiques respectifs sans comparaison possible entre les différentes régions de notre pays et en raison de l’impact de l’agenda de l’opérateur privé CH MEDIA, par ailleurs loin d’être politiquement neutre, on assistera au creusement d’un fossé et à la fuite des moyens vers la Suisse alémanique. Cette évolution s’ajoutant au déséquilibre déjà existant des possibilités de financement entre les régions, les régions minoritaires seront ainsi doublement défavorisées: en production audiovisuelle comme en tout, l’argent appelle l’argent.

 

Une nécessaire mobilisation des professionnel.les romand.es

Pour prévenir cette évolution, il faudra bien sûr que les professionnel.les de l’audiovisuel et du cinéma romand se mobilisent et s’efforcent d’expliquer ces enjeux aux responsables politiques de ces dossiers, aux niveaux fédéral comme cantonal.

Pour ce qui est des conditions-cadres, la loi sur le cinéma est le bon outil, elle protège en son cœur le principe de la diversité culturelle et confère à l’Office fédéral de la culture des moyens d’action concrets. A l’image de ce qui se fait actuellement dans l’Union européenne, mais également au Royaume-Uni (dans le Guardian, 22.6.2021), elle devra être adaptée pour répondre aux enjeux tant romands que globaux de l’audiovisuel du 21e siècle. L’ensemble de la députation romande à Berne devra être impliquée, au-delà des divergences idéologiques dans cette réforme. Au niveau cantonal, cette mobilisation devra s’inscrire dans le renforcement devenu impératif de CINEFOROM, la fondation romande pour le cinéma à laquelle contribuent tous les cantons francophones à l’exception de Berne, les villes de Genève et Lausanne ainsi que la Loterie romande. Le CINEFOROM est un outil remarquable et unique en son genre en Suisse mais sa dotation financière et ses moyens d’action sont largement insuffisants et inadaptés aux enjeux de la nouvelle économie audiovisuelle.
Il faudra sans doute également que la branche, médias et critiques de cinéma inclus, sorte du conservatisme daté et hors sol dans lequel elle est parfois installée et qui lui fait parfois traiter la télévision, et donc le streaming et la VOD par extension, comme des sous-produits indignes du cinéma. Quel que soit le mode de faire choisi, qu’ils s’agissent d’Etats généraux de l’audiovisuel romand ou d’une campagne de lobbying constructive, la solution ne pourra pas être trouvée dans la bulle du cinéma d’auteurs-artistes romands : seule une discussion professionnelle de fond et sur le long terme, faite dans un esprit de partenariat et de pragmatisme avec tous les acteurs, privés ou publics, de Swisscom à Netflix en passant par Canal+ et la RTS, aura des chances de succès et pourra prendre en compte tous les paramètres, de la qualité défaillante de la formation aux métiers de l’audiovisuel à la structuration du marché, pour que la production romande ne reste pas figée dans le 20e siècle.

A propos des auteurs

Olivier Müller est le co-fondateur du Festival du film fantastique de Neuchâtel, actuellement actif dans l'industrie du divertissement et des télécoms.

Thierry Spicher est distributeur et producteur chez Box Productions et Outside The Box à Lausanne.

Vous vous interesser au cinéma suisse ?

Abonnez-vous!

Voir offre