Pascaline Sordet
28 mars 2022
Je n’ai pas décidé de faire du montage. Étudiante, c’est le regard que les autres vous renvoient qui vous pousse dans une direction. J’étais en colocation avec Matthias Bürcher, qui avait acheté un banc de montage AVID. J’ai commencé à monter des courts métrages, des projets peu vus et peu payés. J’ai aussi travaillé comme scripte, un métier passionnant, proche du scénario, mais le montage convient mieux à ma personnalité. Il n’y a pas le stress du tournage et c’est assez solitaire tout en étant au cœur de la création. Il s’agit de redessiner le film comme un grand puzzle, lui recréer une structure, une narration.
Le premier film qui a eu un impact pour moi a été « La bonne conduite » de Jean-Stéphane Bron. Je devais préparer ce montage pour un autre monteur, mais on s’est bien entendu et finalement j’ai fini le film.
Le documentaire n’a pas été un choix, j’aime aussi la fiction, c’est juste qu’il y a beaucoup de documentaires qui se font. Cela dit, ce que j’aime dans le documentaire, c’est que les réalisateur·trice·s arrivent avec des rushs et qu’on cherche ensemble. Le rush en lui-même a une grande valeur : c’est la vie de quelqu’un·e – une grande responsabilité – il faut la respecter.
La technique a évolué, les logiciels se multiplient, il faut régulièrement en changer, ce qui n’est pas évident. Peut-être que les jeunes monteur·euse·s sont plus habiles sur ce plan…, mais le montage reste le montage. En revanche, je sens une pression du « doc Netflix » au niveau du style. Ils sont parfois incroyables, avec de très gros moyens, une narration hyper présente, énormément d’archives. On dirait qu’une équipe de huit monteur·euse·s a travaillé de concert. Je n’y ai pas encore réfléchi en détail, mais je sens que cela vient dans les conversations. Cela dit, je fais du documentaire de cinéma, les gens viennent parce qu’ils veulent être touché·e·s, pas pour les reconstitutions ou pour les stars.
J’ai été flattée par ce message, mais moi je suis surtout superfière d’avoir monté tous ces films. J’ai la sensation d’avoir accompli quelque chose. Cela étant, je ne cherche pas la reconnaissance, ma fierté personnelle est plus importante.
Cette fidélité est très agréable, elle permet de creuser un sillon de films en films. J’ai travaillé surtout avec des gens de ma génération, mais sur des films très différents et avec des manières de travailler très différentes. Certains viennent dans la salle de montage, d’autres beaucoup moins. J’ai beaucoup appris avec les réalisateur·trice·s. Parce qu’on a un autre point de vue, il faut accepter la confrontation, faire l’effort de se comprendre.
Je pense toujours au public. Même si les gens vont moins au cinéma, et encore moins voir des documentaires. Les films que j’ai montés qui ont eu le plus de succès ce sont « Maïs im Bundeshuus » qui a fait 105’000 entrées et « Hiver nomade » avec presque 70’000, alors que maintenant, si on fait 15’000 entrées on est content·e·s. Mais oui, je tire les films vers un public le plus large possible, j’ai du mal à me dire que je travaille pour une élite. Les séries, c’est différent, elles s’adressent à un public plus large, plus jeune.
J’aime travailler en collaboration avec d’autres monteur·euse·s, comme avec Orsola Valenti ou Nicolas Hislaire. C’est riche de pouvoir parler de détail, de technique, de ses doutes, avec quelqu’un·e qui n’est pas le·a réalisateur·trice, qui a une vision de montage. Et puis il y a un·e assistant·e, les producteur·trice·s, les distributeur·trice·s, les chaînes. L’enjeu n’est pas le même : il y a des attentes en termes de rythme, de compréhension. J’ai beaucoup appris, par exemple sur le fonctionnement du suspense, qu’on ne crée jamais en documentaire.
Le montage, ce sont des horaires réguliers, compatible avec une vie de famille. Quand mes enfants étaient petits, on habitait dans la maison (elle pointe le plafond de son bureau du rez-de-chaussée) et comme il n’y a pas une énorme pression de temps, je pouvais les prendre avec moi dans la salle de montage s’ils étaient malades. Avec l’arrivée des logiciels numériques, il y a plus d’hommes qui s’intéressent au montage, mais à l’époque de la pellicule, les bancs ressemblaient à de grosses machines à coudre !
Je travaille énormément avec des Post-its, ça m’aide à ne pas me noyer. Pour « Garçonnière » de Céline Pernet, qui avait fait des dizaines d’interviews, on en avait sur les quatre murs, partout. Ça me rassure, ça me structure. Et puis j’ai un ou deux cahiers par film, que je remplis pendant le dérushage, je prends des notes sur chaque séquence. Cinq ans plus tard, je ne comprends plus rien de ce que j’ai écrit, mais sur le moment, je sais même où dans la page se trouvent les informations dont j’ai besoin.
Parfois, même s’il y a toujours des détails que je voudrais corriger, j’aimerais reprendre mes notes ! Et en même temps, c’est fascinant de voir un film terminé, où tout est à sa place. De voir qu’on est passé du gros chantier à la hache et à la tronçonneuse au dernier coup de scalpel.
Née en 1969 à Lausanne, Karine Sudan a passé son enfance à Gruyères avant de rejoindre l’ECAL entre 1989 et 1994. Elle travaille depuis comme monteuse et a reçu le Prix spécial de l’Académie du cinéma suisse en 2013 pour « Hiver nomade » de Manuel von Stürler. Elle a monté « Les dames » (2018) de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, « Fragments du paradis » (2015) de Stéphane Goël. Pour Jean-Stéphane Bron, en plus de « La bonne conduite » en 1999, elle a monté « L'expérience Blocher » (2013), « Mais im Bundeshuus » (2003) et « Mon frère se marie » (2006) dont elle cosigne le scénario. Elle a aussi travaillé régulièrement avec Fernand Melgar et Nicolas Wadimoff.