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Payer ses protagonistes: «une éthique personnelle»

Laure Gabus
01 mai 2017

Ils ne sont pas acteurs, mais acceptent de donner de leur temps et de leur personne pour un film. Les protagonistes doivent-ils être payés ? À Vision du réel, Cinébulletin et SSA/SUISSIMAGE ont réuni les réalisateurs Stéphane Breton et Lech Kowalski ainsi que la productrice Franziska Reck pour confronter leurs pratiques et leurs avis. Une discussion animée par Pascaline Sordet, corédactrice en chef de Cinébulletin.

Dans son dernier film, "I pay for your story", Lech Kowalski invite les habitants de sa ville d’origine, Utica dans l’État de New York, à lui vendre leur récit de vie. Il cherche ainsi à dénoncer le capitalisme en rétribuant ses « survivants » ; ceux à qui « le système n’offre aucun emploi ». Le cinéaste a interrogé près de deux-cents personnes : « J’ai payé 15 dollars pour quinze minutes, soit bien plus que le salaire minimum.» 

Ne pas rétribuer ses protagonistes n’aurait probablement rien changé, admet-il, car « le plus important pour les gens était de faire entendre leur histoire ». Lech Kowalski vient du journalisme où payer pour une histoire et pour la souffrance des gens n’est pas déontologique. En posant la question du financement des protagonistes dès le titre, il touche à un tabou du documentaire. Doit-on rémunérer les personnes acceptant de témoigner dans un film ? Si oui, comment et pour quoi ? 

« Ne pas casser la confiance »

Comme Lech Kowalski, le cinéaste et ethnologue Stéphane Breton travaille seul et en immersion pendant de longs mois sur le terrain. Lors de ses tournages, il paie par exemple pour sa chambre, la nourriture ou la location d’une voiture, mais se refuse à payer les gens simplement « être devant la caméra » afin de « ne pas changer leur attitude ». Sa ligne est claire : « ma présence doit bénéficier à mes protagonistes, pas le fait de les filmer ».

La productrice Franziska Reck paie parfois des protagonistes, notamment des artistes, « lorsqu’ils exécutent une performance et travaillent spécialement pour le film ». Une partie de son rôle est de parler d’argent avec les gens apparaissant à l’écran et, par ailleurs, de s’assurer qu’ils signent un contrat pour les droits. Elle intervient après que la relation entre le réalisateur et ses sujets se soit établie : « Il est important de trouver le bon moment pour parler d’argent afin de ne pas casser la confiance».

Payer son protagoniste risque-t-il de rompre la confiance ? Pour Lech Kowalski, c’est inévitable, car « l’argent est le diable ». Stéphane Breton nuance : « Payer peut parfois légitimer un fait et donner une valeur à la voix de gens. Tout dépend du contexte et des règles locales ». Dans "Eux et moi", le cinéaste français a filmé une tribu de Nouvelle-Guinée, « leur demander s’ils voulaient être payés ou parler de leurs droits n’aurait eu aucun sens, ils auraient pensé que j’étais fou. Là-bas, l’argent ne doit pas être jeté à la tête des gens, c’est une insulte.» 

« Ils travaillent pour nous »

Autre cas de figure : si le tournage empêche les protagonistes de travailler normalement, faut-il compenser la perte de leur salaire ou le dérangement ? « Oui, car ils travaillent pour nous, répond Franziska Reck. Quand tu filmes des gens qui travaillent, tu n’as pas besoin de payer ces moments, mais il ne faut pas oublier que ta présence est compliquée pour eux. Elle change quelque chose. On paie cette différence. » Stéphane Breton l’interrompt : « Si c’est compliqué, il ne faut pas filmer. » « On fait des films différents, répond Franziska Reck. Je ne fais pas des films ethnologiques, mais des films où le sujet est aussi important pour nous que pour les protagonistes. En Namibie, on a demandé à des musiciens de faire cinq concerts pour nous, le film a apporté quelque chose à leur carrière.» 

« C’est une question d’éthique personnelle. On a tous besoin d’argent pour vivre, intervient Lech Kowalski. On veut tous faire le meilleur film sur des performances de vie. Je paie parfois des bières, donne parfois dix dollars. D’une manière ou d’une autre, je paie toujours. Les gens doivent surtout sentir qu’ils ont l’énergie de me donner encore de leur énergie. » Et faut-il mettre ces dépenses pour les protagonistes dans un budget formel ? La question provoque un fou rire général. « Il faut mentir », répond-il. 

« Créer une réciprocité »

Pour Lech Kowalski, le réalisateur de documentaire doit « créer sa propre éthique, le pire étant de filmer et disparaître ». Il donne l’exemple d’une chaine de télévision qui a refusé de soutenir son film "On Hitler’s highway", en Pologne, après que le cinéaste a admis qu’il envisageait rémunérer les prostituées qui y travaillaient ; « Ce sont des mères qui ont laissé leurs enfants à la ville pour être là, évidemment que j’allais leur donner quelque chose ! Et tant pis pour les chaînes de télévision.»

« Ce qu’on appelle éthique est souvent davantage de l’ethnocentrisme, souligne Stéphane Breton. L’important est de créer une réciprocité en se basant sur les pratiques locales. La réciprocité est le contraire du paternalisme ». En Nouvelle-Guinée, le réalisateur a payé sa nourriture en échangeant de médicaments. En Pologne, Lech Kowalski a offert un cochon nécessaire au tournage à un paysan, « je préfère payer le cochon que j’ai passé des mois à filmer que son propriétaire, car l’argent change les relations humaines. Comme les héritages dans les familles ». Et Stéphane Breton de conclure : « L’argent aide à construire la relation, mais si la relation est construite sur l’argent, c’est qu’on fait une erreur.»

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