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« Le premier enjeu est la visibilité de nos films »

Pascaline Sordet
17 juin 2016

De l’explosion du nombre de demandes de soutien aux négociations politiques en passant par la visibilité publique, Gérard Ruey décrit les défis et les enjeux qui attendent Cinéforom et, par extension, l’ensemble de la profession.

Gérard Ruey a pris ses fonctions de secrétaire général de Cinéforom le 1er janvier 2016, après avoir été longtemps producteur. Actif au sein de CAB productions, il a totalement quitté ses activités et coupé tout lien économique avec la société, mais après trente ans de collaboration, il avoue que l’expérience reste proche de son cœur. Ce changement de carrière lui permet de mettre ses compétences au service de la branche, puisqu’il trouve important que Cinéforom, pour être adapté à la réalité du terrain, soit dirigé « par des gens de la profession et pas par des économistes ou des juristes ». S’il admet être encore en phase d’apprentissage, au moment de sa prise de fonction, il connaît déjà bien la Fondation. Rompu à la politique du cinéma, il a notamment participé aux discussions qui ont mené à sa création et au groupe de travail chargé de convaincre les partenaires institutionnels. Depuis six mois, il découvre les subtilités de l’outil, la qualité des procédures, le système électronique et statistique, l’équipe. Il se dit impressionné : « Je voyais le bateau de l’extérieur, là, je suis au cœur de la salle des machines. »

 

Le nombre de demandes de soutien augmente de manière exponentielle, comment l’expliquez-vous ?

Entre l’aide sélective et l’aide automatique, nous sommes maintenant dans un système pérenne, on va réussir à tenir le bateau. Par contre, on croule sous les demandes d’aide sélective, et on n’est pas les seuls. Le besoin et l’envie de faire de l’audiovisuel a augmenté ces quinze dernières années. Je pense que la formation en est une des causes : chaque année une vingtaine de réalisateurs arrivent sur le marché en Suisse romande. Dans le fond, c’est assez logique qu’il y ait cette explosion.

Diriez-vous que les demandes émanant de la relève explosent alors que les autres restent stables ?

Non pas vraiment, mais il faudrait affiner les statistiques. La formation joue un rôle, mais il y a aussi une multiplication des sociétés de production, qu’on ne peut pas réguler.

Et il n’y a pas plus d’argent pour faire face.

De plus, l’idée n’est pas de saupoudrer les soutiens, il faut que les films puissent se faire dans de bonnes conditions. Ce qui risque de baisser, c’est le ratio de projets soutenus par rapport aux demandes. En ce moment, il est de 30%, ce qui correspond à nos objectifs. L’autre problème est celui de l’expertise : si cette inflation de projets se confirme, soit il faudra multiplier les experts, soit dédoubler les commissions, ce qui coûte cher. Nous parlons avec l’OFC, nous avons des réunions avec d’autres fonds, tout le monde est confronté à cette problématique.

Peut-être faut-il chercher à augmenter les moyens ?

Dans la conjoncture économique actuelle, ce n’est malheureusement pas le trend. Aujourd’hui il faut tenter de stabiliser les acquis. On est dans une phase de renégociation des conventions avec les Cantons de Vaud et de Genève, qui arrivent à leurs termes. Il va être difficile d’obtenir les augmentations que je souhaite et il faudra faire un vrai travail pédagogique cet automne, surtout à Genève.

Pourtant, on voit dans les chiffres que la plus grande partie de l’argent public est utilisée pour payer les salaires, le cercle est vertueux. Les politiques l’entendent-ils ?

Il faut qu’on l’explique mieux et qu’on étaye mieux les chiffres. Comme il n’y a pas d’obligations de dépenses en Suisse romande, les producteurs n’ont pas d’obligation de donner des chiffres précis sur les retours financiers en région. C’est peut-être dommage parce que c’est un argument à faire valoir et l’on sait pertinemment que ce retour financier est largement supérieur à l’argent investi par la région. 

Avez-vous des lobbyistes ?

En réalité, c’est à la profession de se mobiliser à travers les associations, notamment le Forum romand des producteurs. Le Conseil de fondation étant composé majoritairement de repésentants des pouvoirs publics, Cinéforom peut difficilement agir directement. Mais c’est mon rôle d’expliquer les enjeux.

Que pensez-vous concrètement entreprendre à Cinéforom ?

Nous devons améliorer la visibilité de notre action en dehors du milieu professionnel, dans les milieux politiques et la presse, c’est un de mes objectifs. Cela commence par une refonte de notre communication, une meilleure diffusion des statistiques en notre possession. Nous avons aussi créé une action dans les salles avec des spots qui annoncent la sortie des films soutenus. On essaie d’être physiquement plus présent dans les avant-premières ou les festivals.

Vous parliez de la multiplication des sociétés de production…

On ne peut pas empêcher les gens d’avoir l’esprit d’entreprise. Du coup, la concurrence est acharnée et entraîne une certaine précarité des sociétés de production.

Beaucoup ne sont soutenues qu’une seule fois selon vos statistiques. Est-ce un problème si on réfléchit en termes de continuité ?

Dans le domaine documentaire, il y a beaucoup d’auteurs-producteurs, qui font un film tous les quatre ans et qui gonflent ce chiffre. Certaines sociétés disparaissent, des partenaires se séparent et créent des unités plus petites. De ce point de vue, l’objectif de professionnalisation de la branche n’est pas atteint. C’est un milieu très mouvant.

Avez-vous envisagé de changer les conditions d’accès au registre des producteurs? 

On peut tout imaginer, mais le risque est de  bloquer de jeunes producteurs voulant entrer dans la profession. C’est très difficile à réguler. On ne peut pas non plus exiger un « permis de produire ». Et en même temps, on ne peut pas dire qu’une société aguerrie fera forcément de meilleurs films. On n’est pas dans un modèle industriel, mais dans l’artisanat.

Pensez-vous que nous allons passer ce cap ?

Difficile à dire. Les seuls qui ont réussi, ce sont les Belges, qui ont basculé vers un autre type de système : ils ont mis en place des mécanismes très performants de Tax Shelter, de l’argent privé soustrait aux impôts (actuellement 180 millions d'euros générés annuellement). Et leurs aides régionales ne fonctionnent que sur des mécanismes économiques, les experts ne regardent pas prioritairement le contenu, mais l’impact économique.

Et pourtant, ils produisent des films intéressants.

Et ils sont extrêmement présents et professionnalisés sur le plan industriel.

C’est un changement complet de doctrine, en termes de soutien. Est-ce vraiment souhaitable pour la Suisse ?

Il ne faut pas changer fondamentalement de système, mais s’il y avait des mécanismes économiques incitatifs en complémentarité du soutien culturel actuel, on serait mieux placé en Suisse. Mais l’idée de soustraire une partie de l’impôt et de laisser le secteur privé décider où il veut l’investir, ce n’est vraiment pas dans la tête des politiques, tant à gauche qu’à droite. De plus, le fédéralisme complique la mise en place de ce type de financement.

A plus long terme, quels sont selon vous les grands enjeux qui attendent Cinéforom ?

Le premier est la visibilité de nos films. Quand on voit nos résultats en salle en 2015, il faut l’avouer, c’est une catastrophe. Le marché a été bouleversé par le numérique, il n’y a pas de garde-fous pour empêcher l’envahissement des écrans par les blockbusters. Mais on ne doit pas se battre que dans les salles, il faut trouver d’autres mesures. Je milite pour que tous les films soutenus par Cinéforom, et à terme par l’OFC, puissent être accessibles sur une plateforme VOD ouverte et gratuite, qui devrait dépendre de la Cinémathèque. Mais pour faire cela, il faut que les producteurs cèdent les droits non commerciaux de leurs films après quatre ou cinq ans d’expoitation. Ce serait légitime en contrepartie des aides qu’on leur donne.

Quel argent ces droits génèrent-ils encore ?

Sur le territoire suisse, c’est totalement marginal, mais c’est psychologique. Il faut qu’on en parle, parce que ça commence à faire son chemin. Ken Loach a mis tous ses films sur Youtube…

Climages avait diffusé ses films gratuitement pour fêter ses 30 ans.

Climages a fait un coup, l’idée était juste. 

C’est donc une discussion avant tout politique. En parallèle, qu’en est-il du lien avec les exploitants, qui semblent singulièrement absents de la discussion ?

C’est un milieu compliqué. Même entre eux, ils n’ont pas de ligne, sont en concurrence. Il faudrait déjà que les producteurs se voient avec les distributeurs et définissent leurs intérêts communs. Ensuite, on pourra aller voir les exploitants. L’argent est là pour produire, les projets se font, mais on ne sait plus où les voir, à part en festival.

Et le second enjeu ?

A plus long terme, nous devons nous demander s’il faut rester fidèle au cinéma traditionnel ou élargir notre réflexion aux nouveaux supports, aux jeux vidéo, à la réalité virtuelle. L’Europe bouge, Zurich veut monter un fonds de 40 millions. En plus, il y a des compétences chez nous. On ne sait pas encore très bien ce que sont ces nouveaux développements, on ne connaît pas les modèles économiques. Même si ce n’est pas pour demain matin, on doit commencer à y réfléchir pour redéfinir à moyen terme le périmètre de notre action.

 

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