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«La télévision est le nouveau cinéma»


30 octobre 2015

Portrait de Romain Graf et Pierre-Adrian Irlé, scénaristes, réalisateurs et producteurs. Deux parcours différents, deux amoureux du cinéma qui se rejoignent désormais autour de l'envie de proposer des séries TV « d'auteurs » et de qualité.

Par Winnie Covo

Pierre-Adrian Irlé touche pour la première fois au cinéma en 2003. Il est encore au collège, à Genève, où il prend un cours d’analyse de cinéma et photographie et découvre la richesse du 7ème art. Il s’octroie alors une année sabbatique et suit un stage chez Navarro Films, la société de production de Xavier Ruiz. Il y fait la connaissance de Valentin Rotelli (aujourd’hui monteur indépendant et réalisateur), et les deux tournent ensemble leurs premiers courts métrages. « Des films aujourd’hui inmontrables ! », sourit le Genevois. Ce stage lui ouvre les yeux sur la complexité du métier. Il comprend que mener à bien ses projets passera par des compétences financières, juridiques et  managériales. Il entame donc des études de gestion et d’économie, dans le cas où sa passion perdurerait, comme pour ne pas manquer de bagages. HEC Paris sera sa boîte à outils. Fraîchement diplômé, le voilà consultant en stratégie. De quoi forger « une bonne méthode de travail ». En parallèle, il accumule les courts métrages avec Valentin. « Nous en avons fait deux en coproduction avec la RTS, dont « Big Sur », un moyen métrage nominé au Quartz en 2008. » De ce film naîtra en 2011 le long-métrage « All That Remains »: véritable aventure de cinéma entre le Japon et la Californie, le road-movie a reçu un bel accueil public et critique lors de sa sortie dans les salles romandes et le Quartz de la meilleure interprétation féminine pour Isabelle Caillat.

Avec ce premier long métrage, Pierre-Adrian Irlé décide d'aller au bout d'un rêve qu'il sent à portée de main et raccroche sa casquette de consultant parisien. De retour en Suisse, il travaille sur des projets en free-lance, se consacre à développer la production tout en alternant les mandats comme consultant free-lance pour payer les factures, notamment sur le développement de Swisscom TV. « Après « All That Remains », j’avais envie de persévérer et de professionnaliser mon activité dans l’audiovisuel. Dans un premier temps, j’ai donc décidé de développer la production publicitaire, car j’avais le sentiment qu’il était impossible de vivre uniquement du cinéma en Suisse et je ne m’inscrivais pas encore dans une démarche télévisuelle. Je ne connaissais pas du tout ce monde, pour moi c’était soit le cinéma, soit la pub. L’idée était de trouver le moyen d’en vivre. Par la suite, le nouvel essor de la fiction TV a été une grande source de motivation pour développer mon activité en tant que producteur et réalisateur. »

Une envie commune

C’est à cette période qu'il retrouve Romain Graf. Les deux Genevois se connaissaient depuis longtemps. Romain vient de terminer ses études de cinéma en Belgique et travaille à l’époque comme photographe indépendant.

Même si Romain Graf a toujours eu la passion de l'audiovisuel, il a choisi d’entreprendre des études de relations internationales à Genève. « Je m’intéressais principalement au journalisme, même si durant mes études, j’ai suivi plusieurs séminaires autour de l’image et de l’histoire du cinéma. » Cependant, Romain sent que le journalisme ne lui suffira pas. Durant ses études, il avait pourtant développé sa propre revue d’opinions : Le Genevois Libéré. Mais il a besoin de plus, d'écouter sa fibre artistique, de la développer, de toucher les gens, de les émouvoir. Il opte pour la Belgique et l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), section réalisation cinéma. « Je souhaitais apprendre avec des élèves qui se spécialisent. Les écoles de Belgique comme l’IAD ou l’INSAS sont justement structurées par spécialisations. Il y a des classes de montage, d’image, de son, d’interprétation et de réalisation, il existe ainsi un esprit de volée avec laquelle on fait ses premières expériences. »

Sorti de l'école, il se retrouve face à une réalité que la majorité des jeunes diplômés en cinéma connaissent par cœur : trouver un producteur, une structure, les bons contacts, etc. Nous sommes en 2011 et les retrouvailles avec Pierre-Adrian tombent à pic. Romain fait lire à Pierre-Adrian une nouvelle qu’il vient de publier : « Pixeliose ». Le second encourage le premier à en faire un court métrage. Il sera coproduit par la RTS et présenté en 2012, en festival.

Le courant passe et les deux jeunes hommes s’associent. Le duo loue deux tables dans les locaux de Freestudios à Genève, pour commencer. Ils se lancent, en tandem, dans la réalisation de films institutionnels et publicitaires. L’aventure durera près de deux ans. « Nous avions comme idée de gagner notre vie avec des projets pour tourner régulièrement et développer en parallèle des projets plus fragiles et moins rentables de cinéma », raconte Pierre-Adrian Irlé.

Ils se donnent six mois, puis une année, et développent une manière de travailler ensemble. Ils trouveront de nombreux mandats, notamment pour Caritas, organisation pour laquelle ils réaliseront des courts métrages destinés à une campagne 360°.

Davantage cinéastes que publicitaires, ils commencent rapidement à développer ensemble des projets de fiction. Ils produisent la Web-série « Break-ups » de Ted Tremper avec la RTS, puis réalisent un certain nombre de projets. Ils réduisent progressivement l’activité institutionnelle au profit de productions pour la RTS et décrochent l'appel à projet de séries de la RTS : « Station Horizon » est en marche (lire en page 15).

Entre grand et petit écran

Comment de vrais amoureux du cinéma ont-ils choisi le chemin du petit écran? Pour Pierre-Adrian Irlé, l'expérience de « All That Remains » aura peut-être été décisive. « C’était un projet qui a eu un certain succès par rapport à l’ambition initiale. Je me suis un peu cassé les dents dessus, même si je n’ai jamais investi d’argent personnel dans les films, sachant je ne le reverrai jamais et que de toute façon, je n’en avais pas, explique-t-il. Je n’appelle d'ailleurs pas cela un investissement. Je trouve que c’est un mauvais terme. Je dirais plutôt qu’il s’agit de mécénat. Quoi qu’il en soit, cela m’a donné un bonne idée de la réalité et m’a incité à penser qu’il ne fallait pas trop avoir l’ambition de vivre du cinéma uniquement. » Le réalisateur estime de plus qu'il est difficile de passer trois ans sur un projet pour aboutir à un film qui ne sera vu au final que par très peu de gens au vu des difficultés liées à la distribution. « C’est difficile. Avec « All That Remains », c’était un peu plus de 3'000 entrées, une sortie suisse romande, pas mal de festivals, un prix aux Quartz, etc. J'ai rencontré Romain durant cette période de questionnements sur le cinéma, avec l’envie de trouver un plus large public sans pour autant sacrifier mes envies. Je ne savais pas encore que ça passerait par la télévision. »

Et Romain Graf d’ajouter : « Avec « Station Horizon », une série donc, nous sommes satisfaits d’avoir touché un large public. En moyenne 150'000 spectateurs par semaine en Suisse romande. Même si on ne travaille pas une série TV comme on travaille un long métrage de cinéma, nous avons eu un immense plaisir à le faire, en tirant le meilleur des contraintes créatives que nous nous étions fixées et sans jamais nous compromettre. » Cette vision des choses a clarifié les objectifs de leur entreprise : produire du contenu « divertissant et de qualité ».

Aucune compromission, assure Romain Graf, mais le passage à la série télévisée n’en est-elle pas une ? « Non ! La télévision, c’est le nouveau cinéma », lance Pierre-Adrian sans détour. Si d’aucuns ne partagent pas nécessairement ce point de vue, il est impossible aujourd’hui de ne pas considérer les récentes productions de séries télévisées comme des objets artistiques et aboutis.

Que ce soient aux Etats-Unis ou en Europe, les plus grands auteurs, réalisateurs, et de plus en plus d’acteurs, ont fait le choix de tourner pour le petit écran. « Aujourd’hui, en tant qu’auteurs, réalisateurs et producteurs, nous prenons autant de plaisir que si nous faisions un film de cinéma. « Station Horizon » est une « série d’auteurs », et dans une certaine mesure dans la lignée des projets que produisent Arte et Canal+. La RTS elle aussi a fait le choix de s’y mettre. Je pense qu’on est en train de vivre l’essor de la série TV  vers laquelle il est tout à fait légitime que des gens qui rêvaient de cinéma puissent se tourner. »

Dans le cadre de leur société Jump Cut Production, les deux hommes continuent malgré tout de s’aventurer sur les terres du cinéma. Que ce soit via les projets qui leur sont soumis ou par envie personnelle, l'amour du grand écran n’est jamais loin. « Si une idée émerge et qu’elle se prête au format cinématographique, nous le ferons. C’est l’histoire qui doit primer », souligne Romain Graf. Et d’ajouter : « Nous ne sommes pas désillusionnés du cinéma, nous le mettons simplement sur le même pied que la télévision. Bien que des différences qualitatives subsistent, on sent que le petit écran est en train de sublimer son immense potentiel narratif. »

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