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« Les évolutions doivent se faire avec soin »

Pascaline Sordet
17 avril 2018

Emilie Bujès, directrice artistique de Visions du Réel

Emilie Bujès lance cette année sa première édition de Visions du Réel en tant que directrice artistique, après cinq ans dans le comité de sélection.

Quel est le changement le plus significatif lié à votre arrivée à la tête du festival ?
Il y en a deux. Le premier concerne la section Regard Neuf qui devient Burning Lights. Pour un festival comme le nôtre, porté par l’idée de découvrir de nouveaux·elles cinéastes, ce n’était pas évident d’avoir une section qui se limite aux premiers films. Plutôt qu’en termes de conditions de production, cela m’intéresse de réfléchir en termes d’objet, de chercher des voix un peu plus aventureuses dans la recherche de langages et d’écritures cinématographiques.

Il s’agit donc d’une sélection formelle plutôt que thématique ?
La question de la thématique ne m’intéresse pas énormément, ou alors seulement dans un second temps. Bien sûr, il y a des sujets porteurs, mais nous cherchons avant tout des films forts dans leur parti pris ; celui de l’auteur·e. Cela se passe bien sûr au niveau formel, mais aussi, par exemple, dans le rapport entre fiction et documentaire.

Par rapport à l’héritage du festival, cela vous paraît-il naturel ou le public risque-t-il d’être surpris ?
Je pense que les évolutions doivent se faire progressivement et avec soin. Cela dit, le festival a eu plusieurs chapitres et histoires, sous Moritz de Hadeln puis Erika de Hadeln, sous Jean Perret, sous Luciano Barisone. Leurs voix étaient toutes différentes. Sans doute y a-t-il des points de contact avec chacun·e d’entre eux·elle, mais du fait de mon parcours et de mes intérêts, je vais aller chercher un peu plus du côté de l’expérimentation, des propositions ouvertes et singulières. Et le public est très ouvert, j’en suis convaincue ; il l’a toujours été.

Ce que vous décrivez là vaut-il pour cette nouvelle section Burning Lights ou pour l’ensemble de la programmation ?
L’ensemble va se décaler un peu. Burning Lights est l’espace où cela sera le plus tangible sans doute. Mon souhait est par ailleurs de rendre les sections encore plus lisibles, pour que le public sache à quoi il peut s’attendre. Enfin, j’aspire à ce que le spectre du programme soit à la fois cohérent et aussi large que possible – notamment avec les sections Grand Angle et Latitudes.

Vous avez mentionné deux changements révélateurs. Quel est le second ?
La mise en avant de la Compétition Nationale. C’est un enjeu difficile, parce qu’elle ne permet pas d’obtenir de points Succès Festival. Cela peut être une barrière pour les producteur·trice·s et les cinéastes, alors que pour moi, c’est une section très précieuse. Je suis régulièrement invitée dans les jurys d’autres festivals, récemment par exemple au Festival de Valdivia au Chili ou aux RIDM de Montréal, et les compétitions nationales permettent de découvrir les pratiques de chaque pays. Je veux travailler ces prochaines années pour valoriser cette section, afin que l’on y trouve encore davantage un échantillon représentatif de l’excellent travail documentaire (co)produit en Suisse. Et cette compétition a beaucoup de succès auprès des programmateur·trice·s étranger·ère·s. Par ailleurs, et c’est une vraie victoire, je suis très heureuse que nous ayons obtenu des points Succès Festival pour Burning Lights (il n’y en avait jusqu’ici que pour la Compétition Internationale Longs Métrages), alors que l’OFC n’entre pas en matière pour la Compétition Nationale.

Il y a quand même des avantages à être dans une compétition nationale…
Faire sa première mondiale dans un festival A dans son pays de production permet ensuite de faire une première internationale dans un autre festival important ailleurs. L’an dernier, « Rue Mayskaya » de Gabriel Tejedor est allé à l’IDFA après Visions du Réel ; il n’aurait pas pu faire l’inverse. Pour moi, c’est un parcours exemplaire.

En ce qui concerne le fonctionnement de Visions du Réel, y a-t-il eu de gros changements dans l’équipe de programmation ?
Nous avons aujourd’hui un comité de sélection majoritairement féminin, ce que je n’ai pas fait volontairement, mais que je trouve intéressant rétrospectivement. Cela change certains mécanismes dans la façon de regarder et d’échanger au sujet des films.

Vous-même, vous avez une formation en histoire de l’art. À quel moment vous êtes-vous intéressée au cinéma ?
J’étais en Erasmus à Berlin et j’ai fait un stage à la Transmediale. Je n’avais pas bien compris tout ce qu’ils faisaient en m’y présentant la première fois ; certains projets étaient assez « geek ». Un jour, le directeur m’a donné une pile de DVD de films en tous genres en me disant : « Dis-moi ce que tu penses. » Je suis tombée dedans à ce moment-là et j’ai écrit juste après mon mémoire de fin d’études sur le rapport entre son et image dans l’art vidéo.

La programmation vous intéressait-elle déjà ?
Je voulais être commissaire d’exposition. Mais ce qui est profondément frustrant à mes yeux dans le milieu de l’art, ce sont les habitudes de consommation qui ne coïncident souvent pas avec l’attention que requièrent les films. J’ai présenté par exemple une exposition qui demandait environ deux heures et demie pour être vue, et les gens sortaient après sept minutes en me complimentant... Dans les festivals les discussions sont précises et stimulantes, le rapport au temps y est différent.

Comment vous êtes-vous retrouvée au sein de Visions du Réel ?
(Elle rit) Je vais être honnête. Je suis arrivée par l’entremise de Paolo Moretti, le nouveau délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs, qui est un ami. Il m’a présenté Luciano Barisone à la mythique réception de l’ambassade du Mexique à Berlin, dont le thème est « tequila et mariachis ». Je travaillais au Centre d’art contemporain de Genève ; Luciano m’a proposé de venir animer les débats après les films. Je suis entrée dans le comité l’année suivante en 2013.

Avez-vous l’impression que votre formation influence votre regard ?
En tout cas, je ne suis pas enfermée dans des canaux académiques, mais je crois surtout que le regard, même nourri et enrichi, est toujours « déjà là ». Et passer cinq ans à regarder 800 films par année rien que pour le festival a sans doute fait évoluer mon regard bien davantage que d’avoir étudié l’histoire de l’art.

Qu’est-ce que vous espérez pour le festival dans les années à venir ?
J’espère produire un discours fin et une identité forte, liée à la spécificité du lieu, dans un paysage de festivals dense et très compétitif. Nous avons des relations de travail et de collaboration avec certains festivals ; d’autres sont proches de nous dans le calendrier et cela peut rendre les choses plus compliquées. Cette année, nous avons partagé des intérêts pour certains films avec Tribeca, un peu avec CPH:DOX, mais surtout avec Berlin, parce que l’équipe du Panorama a changé et qu’ils sont sur une ligne plus proche de la nôtre.

Vous évoquez une « identité forte ». Comment est-ce que vous la décririez ?
Par comparaison avec ces trois festivals : Berlin est une très grosse manifestation avec un énorme marché dans une grande ville, Copenhague a un budget beaucoup plus important que le nôtre dans une ville à la mode, Tribeca est à New York sur le marché américain. Nyon nous pousse à chercher quelque chose de précis et de privilégié et dont l’identité se dégage à la fois de la programmation et des choix du marché. Je souhaite que l’énergie circule encore plus que ce n’est le cas actuellement.

Comment voyez-vous ce dialogue entre les différentes sections et le marché ?
D’une façon générale, on s’assure que la vision de cinéma qu’on défend soit cohérente. Dans le marché, il y a d’autres enjeux, mais cela m’intéresse par exemple que les discussions soient liées au programme, comme c’était le cas lors que la table ronde de Cinébulletin l’an dernier. Et j’espère bien sûr aussi qu’il y aura des projets dans le Pitching du Réel, les Docs-in-Progress ou le Rough Cut Lab qui pourront trouver leur place dans le programme des prochaines éditions. C’est aussi ces synergies qui permettront de renforcer l’identité du festival. C’est clairement une richesse d’avoir tous les acteur·trice·s du documentaire – national et international – qui se rencontrent. Et cela fonctionne : Christian Frei a rencontré le coréalisateur de « Genesis 2.0 », Maxim Arbugaev, à Nyon il y a quelques années.

Est-ce que vous avez des projets pour mettre en avant les films du programme sur les plateformes digitales ?
Nous avons des partenariats très fertiles avec Festival Scope, avec Mubi pour le Focus Serbie, avec Tënk qui remet notamment un prix dans la nouvelle section Opening Scenes et avec Doc Alliance pour la rétrospective Claire Simon. C’est essentiel pour moi que la vie des films soit prolongée, qu’ils soient accessibles au-delà des quelques jours de festival.

Enfin, dernière question: comment Visions du Réel collabore-t-il avec les autres festivals suisses, notamment Locarno, Zurich et Genève, qui ont monté le programme Connect to Reality l’an dernier ?
Le projet a été initié avant ma nomination et nous n’étions pas directement impliqués. J’ai suivi de mon côté les étapes et discussions avec curiosité et participé aux tables rondes à Locarno et Genève. Nous avons quant à nous décidé d’amorcer dès 2018, dans la continuité du travail qui se fait dans le cadre du marché, la première étape d’un nouveau Forum du documentaire et de l’audiovisuel permettant à la branche de se retrouver à Visions du Réel chaque année. Il s’ouvrira le 20 avril avec une discussion préliminaire intitulée : «Après No Billag: Gilles Marchand et la SSR en dialogue avec la branche audiovisuelle».

▶ Texte original: français

Biographie

Emilie Bujès, née en 1980, est de nationalité franco-suisse. Elle est membre du comité de sélection de Visions du Réel depuis 2013 et adjointe à la direction artistique depuis 2016. Titulaire d'une Maîtrise d'histoire de l'art, elle a vu son travail de programmation couronné par le prestigieux Swiss Art Award 2014. Directrice artistique adjointe du Festival International du Film de La Roche-sur-Yon jusqu'en 2016, elle a contribué également au Forum de la Berlinale et est membre de la commission Image/mouvement du Cnap.


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