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De l’effet des couleurs au cinéma

Kathrin Halter
27 septembre 2019

«McCall Colour Fashion News» (USA 1927) et des diapositives de l’expédition de Roald Amundsen (1923). © DR

Un programme des Kurzfilmtage de Winterthour et une exposition au Fotomuseum de la même ville s’intéressent à la couleur dans le cinéma et la photographie, sujet de recherche important à l’Université de Zurich.

Les robes des mannequins ont des nuances sépia de vert, de brun et de jaune pâle ; le bleu pastel des modèles du créateur est tout aussi sobre. « Making Fashion » est un reportage de mode britannique de 1938 qui montre un créateur de mode au travail, les couturières dans les ateliers et les défilés de mannequins. Il s’agit d’un film industriel et publicitaire destiné aux modeuses de l’époque – et aux spectateur·trice·s d’aujourd’hui, intéressé·e·s par la mode féminine des années 1930. « Making Fashion » (de Humphrey Jennings) est aussi intéressant pour ses couleurs. C’est un film Dufaycolor, un procédé à réseaux, développé pour la photographie, repris au cinéma dans les années 1930. Plus de 230 procédés techniques ont vu le jour au cours de l’histoire du cinéma, allant de la colorisation à la main et au pochoir jusqu’aux processus chimiques, une évolution étroitement liée à celle de la photographie.

« Making Fashion » sera montré dans le cadre d’un programme dédié au festival de Winterthour, ainsi qu’une sélection d’autres films de mode des années 1920 et 1930. « Color Moods » permet également de découvrir de beaux films expérimentaux et artistiques des années 1920 à 1960, ainsi que onze « joyaux rares du cinéma suisse », dont certains ont été restaurés par Memoriav (« Swiss Heritage »).

Tous sont impressionnants du point de vue de la couleur, mais c’est certainement dans les films d’art abstrait, avec leurs explosions visuelles à la fois ludiques et strictement composées, que l’esthétique chromatique trouve son expression la plus pure. On y discerne l’influence des arts visuels, de Wassily Kandinsky aux Fauves.

 

Sur l'écran et au musée 

« Color Moods » est une collaboration entre le festival et Barbara Flückiger, professeure au Département d’études cinématographiques de l’Université de Zurich. Cette dernière se penche depuis des années sur les techniques historiques d'utilisation de la couleur et l’esthétique chromatique, et dirige actuellement cinq projets de recherche sur le sujet. L’objectif est d’associer la recherche sur l’esthétique des couleurs de films historiques à la recherche technique sur le cinéma. Pour permettre à un public en dehors du monde universitaire de comprendre et d’apprécier cet héritage cinématographique, une exposition organisée par Nadine Wietlisbach et Eva Hielscher a été produite au Fotomuseum Winterthur, en plus du programme de films.

Intitulée « Color Mania. Materialität Farbe in Fotografie und Film » (La matérialité de la couleur dans la photographie et le cinéma), l’exposition donne à voir des morceaux de pellicule, des tirages originaux, des images couleur. On y découvre des diapositives sur verre, coloriées à la main, de l’expédition au pôle Nord de Roald Amundsen en 1923, mais aussi l’utilisation de procédés historiques dans les œuvres d’artistes et de photographes contemporains. Elle montre comment la photographie et le cinéma se sont mutuellement influencés, donne un aperçu de la splendeur des anciennes couleurs et montre que le cinéma a toujours été « art multicolore ». On constate également que la photographie et le cinéma se sont mutuellement influencés. 

 

La couleur dès les débuts

On oublie facilement que la plupart des films d’avant 1930 étaient en couleur, grâce aux procédés comme le virage ou la coloration à la main. Dans un essai rédigé pour Filmbulletin, Barbara Flückiger rappelle que « dans la mémoire collective, le cinéma des débuts est noir et blanc ». L’idée que la couleur n’est apparue que dans les années 1950 est largement répandue, notamment parce que les copies qui circulent dans les cinémathèques et les cinémas d’art et essai sont surtout des copies en noir et blanc.

Historiquement, les couleurs n’étaient pas appliquées sur le négatif, mais sur les copies en nitrocellulose. Comme celles-ci étaient hautement inflammables, on a souvent tiré de nouvelles copies, plus sûres, à partir des négatifs, perdant la couleur au passage. Barbara Flückiger voit dans la numérisation des archives l’occasion de redonner aux films leurs couleurs d’origine, même si de nombreuses copies sont définitivement perdues.

 

Reflet de l’air du temps

Les premiers procédés de colorisation sont nés dans la photographie du XIXe siècle. Grâce à l’apparition des colorants synthétiques, non seulement la photographie et le cinéma, mais toute la culture de consommation devient plus colorée que jamais auparavant. Barbara Flückiger s’intéresse à l’utilisation de ces différents procédés, mais également à la façon dont les couleurs des films reflètent les évolutions esthétiques de la mode, du design et de l’art, et créent à leur tour de nouvelles tendances et préférences, notamment dans le cinéma hollywoodien.

Le Technicolor, un sujet de prédilection de Flückiger, illustre parfaitement cette action réciproque, par laquelle les conditions techniques ont entraîné une préférence pour certaines valeurs de couleur et donné lieu à un certain style de photographie et d’éclairage, influençant au passage les décors et le travail du plateau. Le site Internet de Barbara Flückiger, Timeline of Historical Film Colors, permet de se plonger dans l'esthétique chromatique des anciens films. Le site présente une collection de plus de 20’000 images, extraites de quelque 400 films, des débuts du cinéma jusqu’aux années 1990. Elles sont tirées d’archives cinématographiques du monde entier et organisées dans des galeries thématiques avec des descriptions techniques détaillées.

 

Restauration et falsification

Cette chronologie n’est pas seulement un régal pour les cinéphiles, mais une incarnation de la critique adressée par la professeure aux pratiques commerciales de numérisation selon le credo « more beautiful than ever ». La restauration de « The Red Shoes » (1948) de Michael Powell et Emeric Pressburger, réalisée à grands frais par la Film Foundation de Martin Scorsese, qui a contribué à la restauration de plus de 850 films en collaboration avec différents studios et archives cinématographiques, est un bon exemple. Bien que cette institution hautement méritante ait consulté des experts de pointe, un « look numérique » a finalement prévalu, qui selon Barbara Flückiger, ne rend pas du tout justice au Technicolor : le rouge est sursaturé, trop criard, clair et brillant alors que le rouge Technicolor est beaucoup plus foncé. On s’en rend compte par soi-même sur la timeline en comparant les images des célèbres chaussons rouges tirées de différentes copies, avant et après la restauration numérique. Les différences sont effectivement frappantes. Ces divergences s’expliquent notamment parce que les couleurs numériques sont basées sur trois couleurs primaires pures, contrairement aux pellicules analogiques, où les propriétés chimiques et physiques des colorants créent des impuretés. 

L’experte critique depuis des années l’absence de réflexion autour des processus de numérisation : même dans les laboratoires les plus professionnels, les scanners n’ont pas été développés pour des matériaux historiques, mais pour des négatifs ultérieurs à l’an 2000. Ces scanners sont donc quasiment aveugles à certains spectres de couleurs. Le même problème se pose lors de la projection numérique, incapable de reproduire certaines informations chromatiques.

Barbara Flückiger admet toutefois que de telles questions autour de la « falsification » et de « l’authenticité » ne sont pas apparues avec la numérisation - elles existaient déjà dans le monde analogique, où les copies sont parfois en très mauvais état. Souvent, on ne peut qu’émettre des hypothèses sur les couleurs originales sur la base de positifs, parfois très différents les uns des autres du point de vue chromatique.

Un tel perfectionnisme visant une reconstruction aussi fidèle que possible n’est-il pas un peu fétichiste ? Barbara Flückiger écarte cette question en riant. Ce qui compte pour elle, c’est que le public puisse redécouvrir les couleurs des anciens films. Et qu’il entrevoie l’importance de préserver ces trésors pour la postérité.

 

▶  Texte original: allemand

 

Festival international du court métrage de Winterthour, du 5 au 10 novembre

«Color Mania – Materialität Farbe in Fotografie und Film», Fotomuseum de Winterthour, du 7 septembre au 24 novembre

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