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L’intelligence artificielle à la rescousse du cinéma

Pascaline Sordet
12 février 2019

« Ex Machina », d'Alex Garland. L'intelligence artificielle est plus souvent un sujet qu'un outil pour le cinéma.

Les robots peuvent-ils écrire des scénarios ? Ou au moins nous dire lesquels valent la peine d’être produits ? C’est en tout cas une des promesses de l’intelligence artificielle.

Quand vous travaillez dans le journalisme, vous entendez à intervalles réguliers que votre travail pourrait bien finir par être effectué par un ordinateur. D’ailleurs, des intelligences artificielles génèrent déjà avec de bons résultats des articles de presse sur la bourse ou les résultats sportifs. Demain est déjà là, mais je vous jure que je ne suis pas un robot.

Les ordinateurs font un travail tout à fait remarquable lorsqu’il s’agit de compiler des données, de les comparer et de les analyser ; trois actions qui résument une bonne partie du travail journalistique. Il reste pourtant une part de créativité – et les journalistes y tiennent – que l’ordinateur peine à reproduire, un sens du zeitgeist, une sensibilité aux interlocuteur·trice·s et à leur ton. On tient à faire mentir Pythagore, pour qui « toute chose est nombre », et Galilée qui affirme que « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ».

Dans le milieu du cinéma, on parle beaucoup d’innovation au sein de l’animation, de la réalité virtuelle ou des effets spéciaux, mais on utilise peu l’intelligence artificielle pour épauler une autre étape de la production : l’écriture. Pourtant, grâce au deep learning, une machine est capable d’apprendre en comparant un grand corpus de données structurées puis en analysant ses propres erreurs pour ne pas les reproduire. C'est ce que font les algorithmes de recherche de Gmail pour proposer des réponses toutes faites à certains mails. Plus la quantité de données est élevée, meilleur devient le système. Le but des chercheur·euse·s qui développent cette technologie dans les industries créatives est, entre autres, de créer une intelligence capable de lire et d’analyser un grand nombre de scénarios dans le but d’en écrire elle-même.

Tout – ou n’importe quoi – peut-il donc être une donnée ? J’ai posé la question à Anna Jobin, sociologue et spécialiste des nouvelles technologies : « Vous avez mis le doigt sur une des plus grandes controverses : toutes les recherches que je connais indiquent que la réponse est non. Une des grandes promesses de la numérisation de la société est de limiter le monde a un ensemble de données qui pourraient être capturées et interprétées, mais on sait que l’expérience humaine comporte quelque chose d’intouchable. Une intelligence artificielle arrive à déceler un rythme d’écriture, à détecter des motifs, des récurrences, des points communs et des divergences à l’intérieur d’énormes corpus ; des similitudes que des humains ne verraient jamais, grâce à leur puissance de calcul. Est-ce que cela peut donner des choses intéressantes ? Oui. Est-ce que cela peut être touchant ? Oui. Mais on n’arrivera jamais à l’essence de ce qu’est un bon film de cette manière. »

En francophonie, une vieille antienne veut qu’écrire ne s’apprend pas. Contrairement à ce que l'on constate dans le monde anglo-saxon, les manuels de scénario sont encore  observés avec scepticisme et la primauté de l’auteur·trice a la peau dure. Comment imaginer alors ajouter un robot intelligent là au milieu ?

 

Le robot écrivain

Des tentatives d’inclure l’intelligence artificielle ont été menées en littérature, notamment dans des genres très codifiés comme le roman à l’eau de rose ou la science-fiction. En décembre 2017, l’écrivain Stephen Marche a écrit une nouvelle de science-fiction en anglais « Twinkle Twinkle », publiée par Wired, avec l’aide d’un programme capable d’identifier des éléments stylistiques et structuraux dans les textes. Dans ce cas, l’IA n’est pas l’auteur, mais une sorte d’éditeur qui propose des guides et des formules contraignantes pour réussir la meilleure histoire possible.

Si la nouvelle est lisible – à défaut d’être passionnante - le risque pointé par l’auteur est celui d’une répétition des problèmes. Il réalise par exemple que les femmes sont sous-représentées dans la cinquantaine de romans qu’il a donné à lire à l’IA et que donc, cette dernière lui demande maintenant de les sous-représenter : « L’algorithme m’a dit quel pourcentage de texte devait être du dialogue et quelle quantité de dialogues devait être prononcée par des personnages féminins. Il se trouve que, basé sur les histoires que j’ai choisies, seuls 16,1 % des dialogues sont écrits d’un point de vue féminin. J’ai donc dû faire d’Anne un personnage timide et scolaire et de tous les hommes autour d’elle des trous du cul pédants. »

Les robots n’inventent rien, et la technologie ne sort pas de nulle part. « Pour pouvoir déceler des motifs, des divergences et des corrélations, les IA ont besoin d’énormément de données existantes. D’où viennent-elles ? De données historiques qui incorporent la vision du monde d’une époque et donc ses biais, explique Anna Jobin. Deuxième dimension : les algorithmes à l’intérieur de l’IA doivent être paramétrés. Des humains choisissent donc ce qu’ils détectent et ce qu’ils ne détectent pas. »

 

Le robot réalisateur

Au cinéma, le réalisateur Oscar Sharp et le chercheur Ross Goodwin ont créé une intelligence artificielle, qui s’est nommée elle-même Benjamin. Après avoir lu une centaine de scénarios de science-fiction, l’ordinateur a écrit « Sunspring », avec des dialogues joyeusement abscons bien que grammaticalement corrects. Le duo a réitéré avec un deuxième court-métrage, « Zone Out », entièrement conçu par Benjamin, de l’écriture au montage. Les dialogues sont toujours aussi étrangement jouissifs avec leur voix synthétique (« Tu veux dire qu’il est possible que les humains renforcent la destruction des êtres humains ? ») mais dans l’ensemble, on dirait une parodie mal doublée à base de face swap. Cette technique, le remplacement d’un visage par celui de quelqu’un d’autre, est également exploitée par une autre industrie audiovisuelle, le porno. Le deep fake met en scène les visages de Gal Gadot, Emma Roberts, Margot Robbie – très souvent des femmes – sur le corps d'autres actrices, avec tous les problèmes éthiques que cela soulève.

L’intelligence artificielle est très forte pour ce qui peut être spécifié de A à Z comme l’analyse d’imagerie médicale, mais beaucoup moins pour générer des histoires et des émotions. Parce que la machine n’ira pas au-delà de ce qui est déjà programmable, Anna Jobin précise que sa « créativité » est donc soit très normée, soit surréaliste, mais pas entre les deux. Interrogé par Le Temps en octobre, le directeur du laboratoire de recherche sur l’intelligence artificielle de Facebook l’exprime avec cette phrase lapidaire : « Dans des situations ouvertes, où il faut prendre spontanément une décision, les machines manquent de bon sens, elles n’ont pas l’intelligence générale, la pensée globale de l’humain. Voilà pourquoi, aujourd’hui, un robot reste moins intelligent qu’un rat. »

Reste l’espoir qu’une intelligence artificielle puisse être, plutôt qu’un scénariste, une sorte de collaborateur de ce·tte dernier·ère, un générateur d’inspiration. En piochant dans un répertoire extrêmement large de situations, l’ordinateur pourrait suggérer des directions possibles. Il pourrait également comparer la structure d’un projet ou d’une scène à des centaines d’autres et en prédire le succès ou l’échec, sans enlever le final cut à l’humain. C’est en tout cas ce que promet ScriptBook, une entreprise belge qui développe une intelligence artificielle allant dans ce sens. L’hypothèse de travail, vieille comme la « Poétique » d’Aristote, est que les schémas narratifs sont globalement proches les uns des autres et que les situations dramatiques « qui marchent » ne sont pas si nombreuses (36 selon l’écrivain français George Polti).

 

Le robot lecteur

Mais le cœur du travail de ScriptBook n’est pas de générer de nouveaux scénarios. La start-up propose à des sociétés de production de tester la rentabilité potentielle de leurs scénarios. L’intelligence artificielle est ici plus lectrice qu’autrice. Nadira Azermai, la fondatrice de Scriptbook, explique être tombée de sa chaise en réalisant que la décision de donner le feu vert à un film se fait de la même manière depuis les débuts du cinéma. Elle a donc fait ce que font tous les entrepreneur·euse·s : identifier un problème là où on pensait qu’il n’y en avait pas et lui apporter une solution technologique. Les données générées par les films en termes de revenus, de budget, de nombre d’entrées, sont mises systématiquement en relation avec les scénarios – qui ne sont au fond que des données textuelles complexes mais relativement standardisées – puis comparées entre elles afin de déterminer la réussite de futurs projets.

Pour 5000 dollars environ, il est possible de charger un scénario de long métrage de fiction dans le système et de tirer, dans les 48 heures, une évaluation de son succès critique et commercial, ainsi que des informations sur l’histoire, une analyse des personnages, le public cible ou encore la meilleure manière de vendre le film. A défaut d’être infaillible, Scriptbook assure être trois fois meilleur que les humains dans cette tâche. « Peut-être qu’une machine est plus performante que les humains, mais dire qu’elle est capable d’imiter ce que font les humains et de prédire ce que l’audience ressent, ce n’est pas cohérent, affirme Anna Jobin. Il faut aussi voir de quels humains on parle. On sait que les équipes diverses sont plus performantes que des équipes homogènes en termes de genre, d’origine et d’orientation. Si les scénarios sont jugés par des professionnel·le·s qui ont différents vécus et expériences, le taux de réussite sera meilleur. »

La crainte qui revient le plus souvent face à de telles technologies est celle d’une homogénéisation du paysage cinématographique. Mais à l’heure où les studios pondent des suites jusqu’à l’écœurement et où le cinéma américain grand public domine 90% du box-office, je pense que nous y sommes déjà. La réponse de Scriptbook consiste à concentrer son analyse non pas sur les résultats absolus, mais sur le retour sur investissement. Les blockbusters, si chers à produire, ne rapportent comparativement pas autant que les films à plus petits budgets qui trouvent leur public. Pour preuve, l’algorithme a prévu correctement le succès d’un film, comme « La La Land » de Damien Chazelle, une comédie musicale que le réalisateur n’aurait jamais réussi à financer sans le succès de « Whiplash ».

 

Un juge froid

Si les résultats sont aussi bons que le promet ScriptBook – un taux de réussite de 84% - l’outil a de quoi faire rêver les studios. En Suisse, alors que les commissions dont les forces sont limitées doivent traiter de plus en plus de projets, pourrait-on imaginer avoir recours à ce type d’outil, pour décharger le processus décisionnel d’une partie du travail ? Les commissions pourraient se baser, avant l’analyse artistique ou culturelle, sur des prédictions chiffrées en termes de succès, d’adéquation entre le budget et les entrées projetées, ou tout autre critère adapté aux trois marchés nationaux.

Il faudrait juste passer par-dessus l’idée révoltante au premier abord d’être jugé·e par un robot. « Certain·e·s préfèreraient peut-être faire juger un robot, parce qu’il donne l’illusion de la neutralité, de l’absence de favoritisme, suggère Anna Jobin, mais déléguer une décision à un robot est en soi un choix loin d’être neutre.» Moins révoltant peut-être, l’intelligence artificielle développée par ScriptBook pourrait permettre d’orienter la diffusion du film. En prévoyant le public cible, il est possible de savoir vers quel type de projection ce dernier va se tourner, l’endroit et la manière dont il sera atteignable pour lui faire connaître le film. L’ordinateur remplacerait ainsi les projections-test ou de couteuses études de marché.

J’ai finalement demandé à la sociologue si les robots avaient de l’imagination ? Elle m’a répondu que cela n’avait pas tellement d’importance : « Nous n’aspirons pas à être créatif en tant que tel, ce n’est pas une fin, seulement le moyen de dire quelque chose. Pour résoudre un problème, l’ordinateur peut être créatif, mais ce n’est pas ce que fait la culture, qui sert à montrer le monde, les inégalités, qui nous sommes, une vision. »

 

▶  Texte original: français

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