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Quand les films partent aux oubliettes

Pascaline Sordet
04 janvier 2021

Les fermetures et faillites des sociétés de production sont trop souvent l’occasion d’une rupture de la chaîne des droits. Conséquence : l’impossibilité d’exploiter certains films.

La question du devenir des films n’est pas nouvelle, mais elle s’est accentuée il y a une quinzaine d’années avec le basculement vers le numérique, la structuration du marché du film de patrimoine et la volonté tant politique que culturelle de restaurer et digitaliser le patrimoine cinématographique. Les droits se cèdent et ont souvent des échéances. Qui dit échéance, dit renouvellement. Et donc oubli. Et donc perte.

Où sont les négatifs ? A qui appartiennent les droits ? Que sont devenues les sociétés de production et de distribution historiques ? Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque, résume notre « problème suisse » : il n’y a presque pas d’industrie. « La seule société pouvant se targuer d’une longue histoire et d’un véritable catalogue de distribution et de droits, c’est Praesens-Film à Zurich. Ce sont les seul·e·s. Pour le reste, à part quelques sociétés fondées dans les années 1970 et 1980 qui existent toujours grâce à leurs fondateur·trice·s, ce sont de petites sociétés qui ont produit quelques films, souvent créées par des cinéastes ou des collectifs, dont beaucoup ont disparu. Il·elle·s étaient devenu·e·s producteur·trice·s pour leur propre travail, pour aider les autres, et n’avait pas un souci industriel ou de catalogue. »

 

Les éléments physiques

Lorsqu’une microsociété de production comme il y en a des centaines en Suisse cesse d’exister, elle disparaît dans les limbes de l’histoire avec son catalogue, et la plupart du temps, on ne s’en rend pas compte. Pire, on ne s’en préoccupe pas – jusqu’à ce qu’on veuille projeter un film ancien, dont les droits d’exploitation, et parfois les copies physiques, sont perdus. Lorsqu’une société qui possède un catalogue important, soit parce qu’elle a produit des auteur·trice·s reconnu·e·s, soit par la diversité et la richesse de son travail (comme VEGA Film, C-Films ou CAB Productions), les questions de succession et de sauvegarde de son catalogue se posent de manière plus visible, mais similaire. Deux problèmes principaux : où sont les copies physiques des films – les négatifs pour la plupart des œuvres – et qui possède et gère les droits des films ?

Le premier problème parait simple, il n’en est rien. Pour les films suisses, la plupart des éléments sont déposés à la Cinémathèque, qui a récupéré les négatifs des laboratoires disparus ou rachetés comme Cinégram, Egli ou Schwartz, mais une grande partie des films suisses a été coproduite avec l’étranger. « Certains négatifs des films de Claude Goretta sont chez Eclair en France, illustre Frédéric Maire. Pour les numériser, il faudrait les rapatrier en Suisse éventuellement, et les déposer à la Cinémathèque. » Une volonté à laquelle les coproducteur·trice·s français·e·s peuvent s’opposer, s’il·elle·s possèdent le négatif.

Plus dramatique, les laboratoires disparaissent et leur stock avec eux. Le laboratoire français Eclair était en redressement judiciaire il y a peu, il pourrait être en faillite demain. Or, une entreprise en faillite doit se séparer de ses locaux (« vider la cave », commente Frédéric Maire) et les bobines de films sont un stock encombrant pour une entreprise en liquidation. Enfin, certaines copies sont simplement perdues. Corinne Rossi de Praesens-Film explique que « beaucoup de films se sont perdus pendant la Deuxième Guerre mondiale, parce que c’était des coproductions et que les copies étaient en Allemagne. Ce sont des films qu’on ne peut pas exploiter, même s’ils apparaissent dans le catalogue. » Dix-sept productions sont sur cette liste tenue par Praesens, victimes entre autres de bombardements. Autre cas, le film « Kuhle Wampe » de Slatan Dudow, écrit par Bertold Brecht, a été censuré par le régime nazi et la Cinémathèque allemande n’a pas pu localiser la copie nitrate survivante. Ne reste visible que la version censurée.

 

Les droits commerciaux

Second problème, les droits. Qui les possède ? Où sont les contrats qui prouvent la légitimité des revendications de chacun·e ? Les auteur·trice·s signent en général des contrats qui permettent aux producteur·trice·s d’exploiter le film pendant trente ans. Dans les structures les plus solides, une maintenance du catalogue permet de renouveler ces contrats quand ils arrivent à échéance, de traiter avec les auteur·trice·s encore vivant·e·s, puis avec leurs héritier·ère·s.

Praesens-Film, la plus ancienne société de production suisse, est un exemple de bonne pratique : « Quand je suis arrivée, raconte Corinne Rossi, tout le monde faisait un peu de tout. Depuis, on a investi dans un système de gestion des droits avec des alarmes qui nous avertissent des échéances, parce qu’on a un catalogue important. » Même pour des petits catalogues, une telle continuité serait idéale. On en est loin. Dans les années 1970, de nombreux accords se sont conclus sur des poignées de mains ou des coins de table. Un exemple donné par Frédéric Maire : «Seuls» de Francis Reusser a été produit par Eric Franck et Francis Reusser sous le nom de Sagittaire Films. Mais la société n’a jamais été fondée effectivement et le nom a été cédé plus tard à un autre cinéaste.

Les producteur·trice·s possèdent également des droits. « Là où le bât blesse, commente Jürg Ruchti, directeur de la SSA, c’est quand les producteur·trice·s coproduisent, confient des mandats à d’autres personnes, et qu’on ne sait plus, en bout de course, où se trouvent les droits. Ce phénomène est amplifié par le fait que les sociétés sont des personnes morales qui peuvent fermer, fusionner, faire faillite. » Les seules traces de ces transactions, des années plus tard, sont les contrats. En France, le CNC administre un registre qui archive toute cette documentation, y compris sur les faillites et les transferts de société. Comme un registre du commerce dédié aux sociétés cinématographiques. Moyennant un travail de fourmi, il est possible d’y retrouver les propriétaires légitimes des droits. « Une mine d’or », commente Frédéric Maire, qui regrette qu’en l’absence d’un tel registre en Suisse, ce soit la « mémoire des ancien·ne·s » qui remplisse cette fonction.

 

Les auteur·trice·s là au milieu

Les auteur·trice·s ont parfois l’occasion de racheter leurs propres films. C’est ce qu’a fait Denis Rabaglia avec « Grossesse nerveuse », son premier film de 1993 : « J’avais signé avec le coproducteur français un contrat de trente ans. A son départ à la retraite, il a vendu son catalogue et m’a proposé de racheter les droits du film (à l’exception du territoire suisse). Je possède donc les droits mondiaux comme si j’étais le producteur du film. » Coût de la transaction : environ 5000 euros, qui l'autorisent à restaurer et exploiter son film comme il l’entend. « Je ne voulais pas que mon film se retrouve dans les limbes d’un catalogue dormant. »

Dans un système où les droits ont été cédés de manière illimitée, le·a producteur·trice est seul·e responsable de la continuité de son catalogue. Dans un système où les droits doivent être renégociés, même si le contrat arrive à son terme et qu’il n’est pas renouvelé, cela ne veut pas dire que le·a réalisateur·trice ou le·a scénariste « possède » soudainement le film. Il continue d’appartenir aux producteur·trice·s ou à la personne qui en a récupéré les droits (par achat ou par héritage), mais qui n’a plus l’autorisation de l’exploiter. Dans ce cas, aucune des deux parties ne peut faire vivre l’œuvre, qui disparaît des écrans.

Pour des raisons structurelles et économiques, les producteur·trice·s sont plus incité·e·s à produire de nouveaux films qu’à exploiter les œuvres plus anciennes. « De ce point de vue-là, continue Frédéric Maire, il y a un effet Covid-19. La montée en puissance des plateformes de streaming a motivé les sociétés à s’intéresser à leur catalogue et on croule sous les demandes de numérisation. » Le digital, une opportunité pour motiver les sociétés de production à retourner à leurs cartons ?

 

▶  Texte original: français

Après un dossier de recherche sur Netflix publié en 2019, cet article fait partie du deuxième projet conjoint entre Cinébulletin et le Journal de la SSA.

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