MENU FERMER

Sans exploitant·e·s engagé·e·s, l’aide à la production perd son sens

Kathrin Halter
14 novembre 2019

L'entrée du Riffraff à Zurich, avec ses quatre salles. © Neugass Kino AG

Les cinémas d’art et d’essai ainsi que les distributeur·trice·s indépendant·e·s se battent pour leur survie : discussion entre un responsable de cinéma, un distributeur et le nouveau président de l’Association Suisse du Cinéma d’Art.

Les cinémas ont vu chuter le nombre d’entrées de 13% en 2018, une baisse qui concerne surtout les salles d’art et d'essai. Thomas Imbach, comment se porte Neugass Kino AG ?

Thomas Imbach (TI) : La ville de Zurich compte, en plus de nous, deux autres exploitant·e·s de cinémas art et essai, le groupe Arthouse et les cinémas Kosmos. Nous sommes au milieu d’une mutation structurelle difficile ; impossible de survivre dans l’état actuel, or nous souhaitons assurer la viabilité à long terme de Neugass Kino. Pour l’instant, il n’est pas question de fusion. En revanche, il serait possible de travailler en collaboration plutôt que les un·e·s contre les autres, ce qui améliorerait la situation de manière durable.

 

Yves Blösche, comment va la Filmcoopi ?

Yves Blösche (YB) : 2018 a été une année difficile. Au regard de la décennie, c’est une exception, mais nous ne pouvons pas nous permettre beaucoup d’autres exceptions comme celle-ci. L’industrie tout entière doit procéder à des ajustements structurels.

 

De nombreux films d’art et d'essai ne restent que deux ou trois semaines à l’affiche. On déplore, en outre, un manque de clarté au niveau du programme, avec des films qui ne passent qu’une seule fois par jour. Les cinémas ne devraient-ils pas radicalement simplifier leur grille et montrer moins de films, plus longtemps ?

TI : Nos efforts vont dans ce sens, mais cela demande une meilleure coordination. Les cinémas se ruent tous sur les mêmes films, or plus le nombre de salles qui montrent un même film est important, plus vite le titre sera « usé ». Nous devons mieux nous organiser : non seulement il y a trop de films, mais nous ne savons pas gérer cette quantité. Du coup, tout le monde est dépassé, y compris le public.

YB : Mais est-ce vraiment nécessaire que tous les films sortent en salle ? Il est difficile de répondre, parce que les systèmes d’encouragement sont actuellement basés sur l’exploitation en salle. Mais en réalité, même les films qui marchent relativement bien ne restent pas plus de trois semaines à l’affiche – le bouche à oreille a perdu son sens.

 

TI : Mais la place des films, grands ou petits, est dans les cinémas ! La question est de savoir comment les promouvoir.

 

Ne serait-ce pas possible de répartir les films entre les différents cinémas ?

TI : Nous sommes dans un marché libre et les cinémas se font concurrence pour obtenir les meilleurs films. Dans ce contexte, il est difficile de se mettre d’accord. On ne peut circonvenir cette compétition qu’en collaborant activement.

 

Daniel Waser (DW) : C’est effectivement une question centrale. Il faut d’un côté que le business du cinéma reste un marché libre ; de l’autre, il est incontestable que sans subventions, les films suisses ou européens ne verraient même pas le jour. Il est temps de reconnaître qu’au vu des mutations fondamentales auxquelles fait face la chaîne d’exploitation, si nous voulons maintenir la diversité de l’offre, nous avons besoin d’un soutien au niveau de la distribution et des cinémas.

 

YB : De nombreux·euses exploitant·e·s ont peur de passer à côté de quelque chose, et cherchent donc à avoir tous les titres. On observe deux attitudes contradictoires chez les distributeur·trice·s aussi bien que chez les exploitant·e·s : plus il circule de copies, plus un film est rentable et plus un film est exclusif, plus il est rentable.

 

TI : Mais les cinémas qui procèdent de manière responsable n’ont pas intérêt à voir des copies partout. Après les deux premières semaines, la répartition des recettes passe de 50:50 à 30:70 en faveur de l’exploitant·e. Donc plus un film reste à l’affiche, moins il faut de spectateur·trice·s dans la salle pour assurer un même revenu. A l’inverse, les distributeur·trice·s optimisent leurs gains en faisant circuler un maximum de copies. Les vrais perdant·e·s de la numérisation sont donc les exploitant·e·s.

 

Les distributeur·trice·s profitent donc quand un film sort sur plusieurs copies en même temps dans de nombreuses salles – même quand c’est au sein d’une même ville ?

TI : C’est même le modèle commercial de certain·e·s gros·se·s distributeur·trice·s. Avec la numérisation, le coût d’un DCP est devenu insignifiant. Vouloir encaisser ces 50% est un comportement standard.

 

YB : Distribuer un film pendant deux semaines à 50% avec le plus grand nombre possible de copies afin d’en extraire un maximum de profit, c’est aussi une philosophie d’entreprise… Mais les cinémas ne sont pas obligés de jouer le jeu. En ce qui concerne Filmcoopi, nous ne recevons jamais plus de 40% des recettes en moyenne. Plus un film a du succès, plus la part des distributeur·trice·s est petite. Si le film ne reste que brièvement à l’affiche, il fait l’objet d’une renégociation.

 

Ce sont donc plutôt les grands studios qui parient sur les sorties sur un grand nombre de copies ?

YB : Ce n’est pas la stratégie de Filmcoopi. Nous payons souvent une garantie minimum  aux producteur·trice·s ou aux vendeur·euse·s pour un film, autrement dit nous prenons un engagement. A cela s’ajoutent les frais de promotion, même si nous partageons les coûts avec les producteur·trice·s. Tout cela représente un risque important. Lorsqu’un film ne passe que pendant trois semaines, nous ne rentrons pas dans nos frais.

 

DW : Face à des distributeur·trice·s puissant·e·s, capables de forcer les autres à faire circuler un nombre maximum de copies pour survivre sur le marché, on peut se demander s’il ne serait pas possible de définir d’autres priorités dans le domaine des films d’art et d'essai, notamment lorsqu’on cherche à préserver la diversité de l’offre.

 

Certains films d’art et essai plus grand public, comme le nouvel Almodovar, sont également programmés dans les salles commerciales. Pourquoi les cinémas d’art et d'essai ne se regroupent-ils pas pour peser plus lourd dans les négociations pour les films que tout le monde s’arrache ?

TI : C’est une bonne question. Il y a des tentatives pour plus de coopération de ce côté-là, aussi entre différentes villes, mais il faut comprendre que le secteur des cinémas est une branche secondaire qui n’a malheureusement que peu en commun avec le reste de l’industrie cinématographique.

 

DW : Le but n’est certainement pas d’imaginer une institution qui dicterait le programme des cinémas d’art et d'essai. La question est plutôt : comment maintenir une offre qui permette aux productions suisses de trouver leur place. Un monopole jouerait en défaveur de petits films comme « Dene wos guet geit », parce qu’ils ne présenteraient pas d’intérêt. En revanche, il peut être intéressant de les montrer pour un cinéma comme le Riffraff. La question que je me pose est plutôt comment les encouragements régionaux et nationaux peuvent s’associer pour créer de nouvelles incitations et comment l’Association Suisse du Cinéma d’Art (ASCA) peut enrichir cette discussion.

 

YB : Il faut savoir que jusqu’à récemment, les grands films d’art et d'essai enregistraient 80'000 à 100'000 entrées, contre 40'000 à 60’000 aujourd’hui. Et il faut compter avec l’entrée des grand·e·s distributeur·trice·s sur ce marché. « Three Billboards… » de Martin McDonagh, « The Dead don’t Die » de Jim Jarmusch ou « Lady Bird » de Greta Gerwig sont distribués par de grands studios et d’autres productions d’art et d'essai sortent directement sur Netflix. Il est donc de plus en plus difficile pour nous d’obtenir des « grands » films.

 

Faut-il alors que les distributeur·trice·s s’associent ?

YB : En France, Mars Films est en cessation de paiements et Océan Films a fait faillite l’année dernière : l’étau se resserre, c’est un secteur à risque. Cela a du sens que les distributeur·trice·s de différents pays s’associent pour faire concurrence aux studios, mais au sein d’un même pays, c’est plus compliqué…

 

TI : Il y a une différence de taille et nous n’avons pas la même flexibilité. Il est plus simple pour un·e distributeur·trice de se réorganiser que pour les exploitant·e·s : les cinémas sont coulés dans le béton.

 

Dans un argumentaire adressé aux associations, le Riffraff demande le doublement du montant des contributions liées au succès allouées à (tous) les cinémas. Pourquoi une telle augmentation serait-elle une bonne réponse à la crise ?

TI : L’idée n’est pas de donner plus d’argent aux cinémas, mais d’assurer une place pour l’exploitation des films suisses réalisés avec un soutien de la Confédération. C’est quelque chose qui allait plus ou moins de soi jusqu’à la fin des années 1990 : le financement des cinémas était assuré grâce à l’offre internationale, et ils pouvaient donc montrer des films suisses. Nous devons désormais soutenir les salles qui s’engagent pour la production helvétique par le biais de Succès cinéma.

Que pensent les distributeur·trice·s de cette idée ?

YB : Jusque vers le milieu des années 1990, les exploitant·e·s estimaient ne pas avoir besoin de soutien. Mais la situation a changé, c’est pourquoi nous soutenons nous aussi cette position. Toutefois, cette revendication ne doit pas se faire au détriment de l’aide à la distribution, sujette à une baisse constante depuis quelques années. C’est toute la chaîne de la distribution et de l’exploitation qu’il faut soutenir davantage, car elle devient de plus en plus importante. Nous devrions nous battre ensemble pour cela.

 

TI : En Suisse, la production cinématographique est largement subventionnée et la distribution bénéficie d’un soutien qui peut s’élever à 60%, selon les cantons. Mais les subventions aux cinémas représentent moins de 5%. Nous avons besoin d’exploitant·e·s engagé·e·s, sans quoi l’aide à la production perd son sens. Il faut par ailleurs penser à nos centres-villes : si nous ne faisons rien, dans cinq à dix ans, les seules salles de cinéma seront dans les centres commerciaux en périphérie.

 

DW : Les choses sont encore compliquées par le système actuel du soutien lié au succès, source d’un paradoxe qui touche tous les acteur·trice·s concerné·e·s : lors d’une année à fort succès, les montants des aides sont réduits de 20 à 45% à cause du plafond, fixé beaucoup trop bas. Cela peut représenter un manque à gagner de 3'000 francs par film et par cinéma, soit 120'000 francs sur l’ensemble de l’année. L’ASCA estime qu’un encouragement automatique doit aussi fonctionner pendant les années « fastes ». Une approche plus rapide et pragmatique pour soutenir les cinémas serait de supprimer ce plafond, ou au moins de doubler le montant maximum. Les efforts de la Zürcher Filmstiftung montrent en outre qu’il est tout à fait possible d’imaginer une aide « automatique » liée au succès sans faire exploser le budget de l’institution de promotion.

 

Mais sans augmentation du budget de l’aide au cinéma, l’argent viendra à manquer ailleurs…

TI : Tout le monde doit apporter sa part, dans un esprit de symétrie des sacrifices. Après tout, les producteur·trice·s ont eux aussi intérêt à ce que les cinémas survivent. Il est nécessaire de garder une vue d’ensemble de l’industrie cinématographique.

 

DW : Nous pensons nous aussi qu’il est urgent d’avoir cette vue d’ensemble : l’encouragement au cinéma devrait concerner tous les aspects de la branche, depuis le développement jusqu’aux formations. Tout n’a pas été pensé jusqu’au bout dans le Message Culture. Pour pallier la disparition du jeune public, il serait par exemple prioritaire d’entreprendre quelque chose dans le domaine de l’éducation au cinéma.

 

Avez-vous du côté de l’ASCA d’autres idées pour affronter cette crise ?

DW : L’ASCA comprend en son sein aussi bien des distributeur·trice·s que des exploitant·e·s. Nous sommes tous dans le même bateau, même si nos intérêts diffèrent parfois. Nous avons compris qu’il est nécessaire de développer de nouveaux modèles économiques, basés sur plus de coopération, ce qui touche à leur tour les régimes d’encouragement. Il s’agit moins d’inventer de nouvelles subventions que de trouver un financement permettant de démarrer de nouveaux modèles. Sans oublier de se demander comment rendre plus attractive la projection en salle pour les jeunes, depuis le prix jusqu’au confort.

 

TI : Nous avons déjà discuté d’un abonnement qui serait valable dans tous les cinémas d’art et d'essai de Suisse. Mais nous devons aussi réoccuper le lieu du cinéma, par exemple en en faisant une zone sans réseau. On lit partout que le cinéma est un parent pauvre qui n’a aucune chance face aux plateformes de streaming. Nous devons arrêter de nous lamenter et venir avec des idées fraîches.

 

▶  Texte original: allemand

Extrait de la prise de position de l’Association Suisse du Cinéma d’Art en réponse au Message Culture

L’ASCA estime que l’importance des salles de cinéma en tant que lieu de médiation culturelle n’est pas suffisamment thématisée. L’association demande un plus grand engagement pour la sauvegarde de la culture cinématographique et des cinémas : « L’aide au cinéma doit comprendre l’aide aux cinémas. »

L’ASCA propose les mesures suivantes :

- Financement de projets destinés au jeune public (éducation au cinéma)

- Soutien au développement de nouveaux modèles économiques

- Soutien au marketing et à la promotion pour les distributeur·trice·s et les exploitant·e·s

- Mise à disposition de fonds suffisants pour surmonter la deuxième vague de numérisation

- Multiplication par deux du montant Succès cinéma destiné aux cinémas (ndlr: en 2017 et 2018, le maximum était de 3,50 CHF, souvent moins dans les faits en raison du plafond)

En outre, les subventions liées au succès ne doivent plus être réduites durant les années à fort succès et le plafond doit être supprimé. Il ne s’agit pas d’une nouvelle répartition des fonds liés au succès, mais d’une augmentation du budget dans son ensemble.

La prise de position de Cinésuisse est moins détaillée et peu concrète. On peut y lire que l’importance de la salle de cinéma en tant que lieu de médiation culturelle n’est pas suffisamment thématisée dans le Message Culture et que « de nouvelles formes et mesures de soutien sont nécessaires ».

Les participants à la discussion

Yves Blösche est partenaire, gestionnaire et copropriétaire de la société de distribution Filmcoopi à Zurich.

Thomas Imbach est cinéaste et producteur. En 2004 à Lucerne, il reprend Bourbaki Kinos en faillite et en confie la gestion à Neugass Kino AG, dont il est directeur administratif depuis 2018.

Daniel Waser est le nouveau président de l'Association Suisse du Cinéma d'Art (ASCA). Il a été directeur de la Zürcher Filmstiftung de 2004 à 2008.

Sur tous les tons

Pascaline Sordet
14 novembre 2019

Qui va garder les enfants ?

Vincent Kappeler / Angela Rohrer
14 novembre 2019

Vous vous interesser au cinéma suisse ?

Abonnez-vous!

Voir offre