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Transatlantique sur la mer agitée du cinéma suisse


01 décembre 2015

Rédacteur en chef adjoint de « Cinébulletin » entre 2010 et 2013, Emmanuel Cuénod revient sur son parcours la tête de la revue.

En tant que dernier « sortant  » en date, je mesure la chance qu’il m’est donné d’être l’ultime rédacteur en chef de « Cinébulletin » à s’exprimer dans ces colonnes sur la trajectoire extraordinaire qui fut celle de cette revue depuis sa création en 1975. Tout d’abord parce que j’ai pu ainsi me plonger dans les souvenirs de mes prédécesseurs, où se mêlent avec bonheur la grande et la petite histoire du bouillonnant cinéma suisse. Mais aussi, et surtout, parce que j’ai pu y trouver cette récurrence frappante :la difficulté à diriger un magazine dont la nature est sinon double, du moins changeante. S’il est bien un organe de communication des milieux de l’audiovisuel suisses, force est en effet de constater que cette branche apparaît si souvent divisée que communiquer à son propos s’avère en soi un exercice de haute voltige. Un pas trop à gauche et l’on se retrouve immanquablement aspiré dans le tourbillon de la politique culturelle helvétique, passant du rôle d’observateur à celui, toujours catastrophique pour un journaliste, d’acteur ; un pas trop à droite, et voici l’excès contraire :trop distant de la branche, on n’en perçoit plus guère les subtilités. Or, si ces dernières peuvent sans doute apparaître byzantines, leur connaissance s’avère toujours nécessaire à qui voudrait comprendre quoi que ce soit à l’état d’agitation perpétuelle qui semble caractériser les rapports entre les différents acteurs de cet étrange secteur d’activité.

 

Corédaction en chef

Oui, diriger pareille embarcation, sur une mer si agitée, tient parfois de la transatlantique en solitaire. La grande idée de doubler la rédaction en chef fut à ce titre régulièrement salvatrice. Et je dois dire qu’avoir pu d’emblée réfléchir avec Nina Scheu à la conduite qu’il convenait de donner à la revue, et ce dès octobre 2010, fut non seulement intellectuellement enrichissant mais aussi fondateur de tout ce qui allait advenir dans les mois suivants.

Dans leurs chroniques respectives, Françoise Deriaz, qui demeure pour moi la figure emblématique de « Cinébulletin », et Nina Scheu, avec laquelle j’ai tant aimé travailler, ont bien replacé le contexte dans lequel Nina et moi avons été nommés à la tête du magazine. Je ne reviendrai pas sur cet épisode, sinon pour insister sur un point :la personnification constante de la politique fédérale du cinéma, son hypermédiatisation et la brutalité des rapports entre les acteurs associatifs et institutionnels de la branche qui auront marqué l’ère durant laquelle Nicolas Bideau, Olivier Müller (qui était responsable de l’aide sélective) et Thierry Spicher (alors à la fois président du collège fiction et membre de la commission fédérale du cinéma) ont été actifs au sein de la section cinéma de l’Office fédéral de la culture avaient créé un climat délétère qui laissa des marques profondes sur l’ensemble de la branche.

Obligé de réagir à la volonté coupable du politique de déterminer sa ligne éditoriale, « Cinébulletin » avait été plongé tout entier dans ce bain. La revue en ressortait fragilisée. Il s’agissait dès lors de consolider une nouvelle fois l’édifice, en prenant nos distances avec le conflit qui avait eu cours sans pour autant en négliger l’importance ni l’impact sur les milieux professionnels. Il est notable que l’un des tout premiers actes de la nouvelle rédaction en chef, alors encore en formation sous l’œil attentif de Françoise Deriaz, fut de consacrer un long entretien à Nicolas Bideau, en partance pour Présence Suisse, afin que ce dernier puisse défendre sa politique et dresser un bilan personnel de ses cinq ans à l’OFC. Une façon pour les petits nouveaux de réaffirmer l’indépendance de « Cinébulletin », en donnant la parole à celui qui, après avoir personnalisé le cinéma suisse, en était devenu le bailli tant honni. La sagesse de Françoise Deriaz et de Micha Schiwow, alors éditeur de la revue et directeur de Swiss Films - deux personnalités qui ont toujours vu plus loin que leur dernier combat - fut d’accueillir cette décision avec bienveillance, alors qu’eux-mêmes avaient connu des jours bien sombres dans l’aventure. Par la suite, nous avons tenté de conserver cette ligne, avec plus ou moins de succès. Dans le grand processus de facilitation entre l’Office fédéral de la culture et les principales associations et groupes d’intérêts du cinéma suisse, nous n’avons sans doute pas toujours réussi à gommer nos propres préférences pour un modèle d’encouragement plutôt qu’un autre. On les voit poindre ici ou là, au gré des articles, souvent en creux. Mais je pense pouvoir affirmer avec sincérité que nous avons donné la parole à tout le monde, en respectant les avis de chacun et en cherchant systématiquement à faire œuvre de pédagogie.

 

Lancement du relaunch

L’affaire qui devait grandement nous occuper, d’abord Nina Scheu et moi-même, puis Katrin Halter qui lui succéda à son départ en mai 2012, fut le relaunch de « Cinébulletin ». D’emblée, avec Nina Scheu, il nous était apparu que cette nouvelle formule, tant éditoriale que visuelle, ne pouvait être le fait de nos seules personnes. Certes, nous avions des idées. Mais que seraient des idées sur une revue professionnelle, si les professionnels eux-mêmes ne devaient pas les partager, voire pire, devaient les rejeter en bloc ? Nous avons donc lancé une grande consultation auprès de la branche, qui fut le véritable creuset des changements à venir. De mon côté, avec l’aide précieuse de Vincent Adatte, je m’activais aussi à consolider l’indépendance du magazine, en pérennisant l’installation de son centre de production à la Maison des arts du Grütli, dans des locaux d’abord prêtés par Swiss Films, puis ensuite à travers des locaux propres subventionnés par la Ville de Genève. Je tentais également, via divers partenariats avec des médias romands, de mieux faire connaître les enjeux du cinéma suisse au grand public. Enfin, nous avons commencé à cette période la politique de numéros spéciaux qui a maintenant fait florès et procédé à un premier toilettage rapide de « Cinébulletin ».

La renégociation – à la hausse - des conventions de prestation entre la revue et l’Office fédéral de la culture a permis d’accélérer le processus. Grâce aux efforts conjoints de la rédaction en chef, du comité de l’association et de la nouvelle direction de la section Cinéma, nous eûmes enfin les moyens permettant de concrétiser les concepts nés de la consultation avec la branche. Mais ce fut aussi la fin de mon histoire à la tête de la revue :la soudaine démission de Claudia Durgnat laissait Festival Tous Ecrans dans une situation périlleuse et l’on me pressait de reprendre le poste. J’acceptai, bien entendu. Mais j’aurai toujours un goût d’inachevé en repensant à « Cinébulletin ».

Sous la conduite du tandem Winnie Covo/Kathrin Halter, le graphiste Ramon Valle a proposé une maquette où, fait rare dans la presse écrite, l’élégance le dispute à la clarté. Venue en partie du Web, Winnie Covo a su quant à elle apporter son expérience pour donner une existence numérique forte au titre. Mais par expérience, je sais aussi qu’il reste bien des défis à relever. Notamment celui de faire vivre une publication à l’heure où le financement de la presse écrite semble de plus en plus incertain. Le comité de Cinébulletin a choisi de se réformer lui aussi, et il est trop tôt pour savoir ce qu’il en sortira. Tout ce que je sais, c’est qu’au même titre que Walter Ruggle, Françoise Deriaz, Michael Sennhauser ou Nina Scheu, diriger « Cinébulletin » aura été une passion dévorante, et l’expérience la plus formatrice qui soit.

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