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Festivals: «Notre question était: à quoi sert-on?»

Pascaline Sordet
25 juin 2020

Anaïs Emery, directrice du NIFFF, quitte ses fonctions après cette édition hors-série. © Miguel Bueno

Anaïs Emery, directrice du NIFFF, et Lili Hinstin, directrice du Festival de Locarno, discutent des défis et des angoisses que représente l'organisation de leurs festivals en 2020, alors que les grands rassemblements sont toujours interdits.

Comment vivez-vous la période actuelle et les incertitudes autour de vos manifestations ?

Lili Hinstin La semaine dernière, lors d’une séance de la Conférence des festivals, on a échangé nos expériences et nos questionnements. Ce qui m’a beaucoup frappée, c’est à quel point cette situation demande aux équipes une adaptabilité, des changements de compétences et de connaissances. Comme tous les festivals, à Locarno, on travaille hors de notre champ de compétence habituel. On affronte le digital, le streaming, les problèmes de droits. Ce sont des questions très importantes et nous acquérons un savoir spécifique. Mis à part ça, on a garanti le salaire des équipes, on travaille pour protéger les gens. Nous ne sommes pas en difficulté comme un·e producteur·trice ou un·e cinéaste.

Anaïs Emery On a effectivement parlé de la souffrance des équipes et de l’importance de les maintenir, plutôt que de les remplacer. Pour nous, au NIFFF, la période la plus difficile a été celle de l’étude des différents scénarios.

LH Je suis d’accord !

AE On a réfléchi à trois scénarios ficelés, faisables et crédibles avec un délai d’annonce à fin avril. J’ai appelé tous les directeur·trice·s et programmateur·trice·s que je connais partout sur la planète pour connaître leurs idées et leurs solutions. Notre critère de choix était de rester fidèle à l’essence du festival. Le processus a été intéressant, c’était une remise en question positive pour le festival. Personnellement, le moment du choix a été assez pénible : il fallait décider si on faisait des événements physiques ou pas, sans connaître le plan de déconfinement, dont on ne pensait pas qu’il irait aussi vite.

 

La réflexion à Locarno a-t-elle été similaire ?

LH Dès qu’on a su que les manifestations de plus de mille personnes resteraient interdites jusqu’à fin août, on a jugé inenvisageable de prendre le risque d’un festival physique. Même si, dans nos hypothèses de travail, on avait imaginé recréer la Piazza Grande de 1973 à 1000 places, avec des distances entre les gens... Mais même ce scénario suppose de réunir beaucoup de monde dans une petite ville et on ne peut pas garantir la sécurité dans les bars, les rues. On ne peut pas être instigateur·trice d’un tel risque. Par contre, on veut défendre à tout prix la question de la projection physique, donc si début août, il y a la possibilité d’utiliser les salles de cinéma existantes, on le fera.

 

A Neuchâtel, vous avez renoncé complètement aux compétitions. Pourquoi ?

AE Le Narcisse du meilleur film est la signature d’une édition. Quand on a compris qu’on ne pourrait pas organiser une compétition internationale de longs métrages et une compétition suisse de courts métrages, il nous a paru clair que 2020 ne serait pas une édition du NIFFF et que nous repousserions notre édition anniversaire à 2021. Cette édition est donc un hors-série, une édition sans numéro.

 

Et à Locarno, quelle a été la discussion autour des compétitions ?

LH Notre réflexion a été ambiguë, notre fil logique était : à quoi on sert ? Je rejoins Anaïs : on repart sur les fondamentaux de notre mission. Nous sommes là pour servir les films et pas l’inverse. Nous sommes un festival d’été par excellence, comme certains festivals de musique ou de théâtre. Les gens se baignent, marchent en montagne, profitent du cinéma en plein air. De plus, Locarno est un festival qui a une grande diversité de programmations et on espère toujours que les publics voyagent des unes aux autres. On ne pouvait pas maintenir cet esprit en ligne, et puis, en plein mois d’août, je n’y crois pas du tout.

 

Le NIFFF a décidé de mettre en place une offre en ligne en juillet. Ne craignez-vous pas le beau temps ?

AE Il est important de rappeler qu’on arrive un mois plus tôt. Vu l’intensité du travail à l’approche des dates, cela fait une différence. Mais ce n’est pas parce que le festival ne peut pas se tenir qu’aucun programme ne peut se faire pour la diversité de l’offre. Nous avons choisi de faire une sélection premium de vingt titres, disponibles en ligne. Dans la représentation des imaginaires, il y a des films vraiment intéressants par rapport à la crise que nous traversons. On n’a pas la prétention de toucher autant de spectateur·trice·s qu’en physique, mais vingt films entre le 3 et le 11 juillet, cela me semble tout à fait réaliste. Peu de gens ne regardent aucun film en dix jours, surtout parmi le public du NIFFF, qui a moins de 35 ans et qui est très consommateur.

LH Nous n’avons pas non plus renoncé à des activités en ligne ! Ce n’est pas une question idéologique, mais de ce qu’on montre. Pour des premières mondiales de longs métrages, nous ne sommes pas en mesure de faire correctement notre travail. Pour les courts métrages par contre, qui s’inscrivent dans une économie complètement différente et qui concernent souvent les très jeunes cinéastes, nous avons jugé que nous pouvions construire un dispositif permettant de présenter une compétition plus ou moins équivalente à ce que nous aurions présenté habituellement.

 

Si vous aviez décidé de maintenir vos compétitions, est-ce que vous auriez trouvé suffisamment de films ?

LH J’étais au tout début de la sélection et la plupart des vendeur·euse·s n’étaient pas contre l’idée de sortir en ligne, parce que c’est une question de marché. Il·elle·s commençaient à vouloir garantir un étalement dans le temps des films qu’il·elle·s représentent, surtout avec les incertitudes qui planent sur l’avenir. Mais les réalisateur·trice·s et les producteur·trice·s auraient probablement été moins favorables.

AE Je partage cette expérience. On reçoit pas mal de propositions, on aurait trouvé des films, mais avec un problème de standard de diversité, de qualité, de genre. Après, il faut trouver une solution durable dans cette crise : après 2020, il y aura l’édition 2021 et probablement très peu de films sur le marché. Il faut donc penser aux deux choses en même temps.

 

Quel regard portez-vous sur l’édition en ligne de Visions du Réel, qui s’est réinventé extrêmement rapidement et souplement ?

LH Je pense que c’est une très bonne expérience. Il·elle·s ont réagi dans un timing hyper hyper serré, rien à voir avec ce qu’on a dû mettre en place. La sélection était déjà annoncée! Après, le festival a eu lieu dans une période de confinement, donc là aussi, c’est un contexte très différent, avec un public coincé à la maison. Et le monde du documentaire est dans une autre économie que la fiction.

 

Qu’est-ce que vous trouvez le plus excitant dans ces bouleversements ?

AE Moi j’aime bien ce qui est nouveau, j’aime bien les défis, mais il n’y a pas grand-chose de positif à retirer de cette crise : il y a eu des morts, on relativise notre situation. Cela dit, cette crise est dramatique pour nous – on devait fêter nos 20 ans, on bosse dessus depuis trois ans, en plus c’est ma dernière année... L’édition a été reportée, des choses auxquelles je tiens, notamment le programme sauvage sur l’écologie en collaboration avec le musée d’histoire naturelle, sont maintenues. Je me réjouis de fêter la 20ème édition du NIFFF mais dans le public. En attendant, pour ce hors-série, on a trouvé des outils pour interagir avec le public (voir encadré) tout en restant dans le contexte de cet anniversaire.

 

Et à Locarno, quel est l’esprit qui domine ?

LH Là, je suis complètement dans notre nouveau projet « The Films after Tomorrow ». Nous remplaçons notre sélection par une aide à des films qui sont en train de souffrir de manière très concrète. On va donner des prix à des films en difficulté, dont le travail a été arrêté. Quand je vois des noms très importants de la cinéphilie mondiale qui nous font part de leurs difficultés, je pense que ce programme va être un panorama mondial de la production d’un certain cinéma d’auteur. Au-delà de ce dispositif qui permet d’aider un ou deux films, l’ensemble des vingt films sélectionnés, va dessiner quelque chose d’assez rare, un état de la production pour des auteur·trice·s qui prennent des risques artistiques et esthétiques.

 

Que retirez-vous de tous ces bouleversements ?

AE Je me suis beaucoup intéressée aux questions de durabilité. Nous sommes une nouvelle génération qui cherche, y compris dans cette crise, à avoir des habitudes qui soient durables pour nous-mêmes, mais aussi pour la branche. Bien sûr, on a encore des angoisses financières, la Confédération a mis en doute les RHT pour les organisations subventionnées, ça pourrait encore mal tourner. Pas pour l’équipe fixe, mais pour tou·te·s celles et ceux qui travaillent au moment du festival. Or, il est important de maintenir les compétences des équipes et de ne pas perdre les gens en chemin. C’est ce qui fait la personnalité et la force d’une manifestation.

 

Vos soutiens financiers ont-ils été présents pour vous ?

AE Au NIFFF, on a un important financement privé, approximativement entre 30 et 35 % suivant les années. Nos partenaires sont très solidaires. On a proposé des solutions, leur visibilité est bonne et notre but est de faire la 20ème édition dans les meilleures conditions possibles. Il y a eu beaucoup de solidarité au début de la crise, et puis maintenant ça dure... C’est quand même une histoire sur plusieurs années. Des fois, je m’inquiète de l’année prochaine. Si on doit encore respecter des mesures de sécurité, on devra être plus petit et j’espère qu’on ne sera pas mal jugé ou mal financé par les institutions qui se préoccupent des chiffres et génèrent une concurrence entre les festivals là où elle n’est pas nécessaire.

LH Je partage complètement ces inquiétudes. Je préfère ne pas penser à 2021. On est en train de repenser intégralement 2020, c’est déjà un tel investissement d’énergie et d’imagination. Du côté des finances, on a pu compter tout de suite sur la solidarité affirmée de tous nos sponsors principaux, et à partir de là, on a travaillé dans le détail sur la transformation de leur apport et de leur visibilité. Et je dois dire que l’équipe de Locarno réussit à négocier ce virage avec une souplesse jamais vue. Il·elle·s sont très fort·e·s, très solidaires.

AE C’est aussi quelque chose qui ressort de nos discussions entre festivals: les équipes investissent une grande énergie pour apprendre de nouvelles choses, se projeter dans le futur. On traverse quelque chose d’exceptionnel.

 

▶ Texte original: français

NIFFF HORS-SERIE

En réaction au report de sa 20ème édition, le NIFFF propose une édition hors-série dont le fondement est un programme de 17 films inédits en Suisse et 3 titres issus du programme itinérant Fantastique 20 20 20 (qui continue jusqu’à l’été prochain). Ils seront diffusés en streaming sur Cinefile du 3 au 11 juillet. La sélection sera sous-titrée en français et allemand et géobloquée pour la Suisse. Le Prix RTS du Public est l’unique récompense maintenue. Les spectateur·trice·s voteront pour les 17 films récents au travers de l’application mobile du festival.

En complément de ce programme, chaque jour à 21h, un show NIFFF TV fera écho à cette sélection avec des rencontres et des chroniques sur les films, les effets spéciaux et les préoccupations sanitaires actuelles. Le show réunira des invité·e·s suisses et des cinéastes comme Luca Guadagnino ou Nicolas Winding Refn. La chaîne éphémère sera disponible sur le site et sur l’application du festival.

Toutes les informations techniques et la sélection de films sur le site du festival: nifff.ch

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