MENU FERMER

Article

En équilibre au sommet du cinéma


28 juillet 2015

Fragments d’un ancien responsable de « Cinébulletin »

A l’occasion de ses 40 ans, la rédaction de « Cinébulletin » invite ses anciens à témoigner de leur époque. J’ai pour ma part démissionné il y a exactement 30 ans, car sur la base de mon expérience de deux ans en tant que rédacteur, j’estimais qu’il était impossible de maintenir la revue sous sa forme existante. Et comme je jugeais particulièrement importante l’existence d’une plateforme médiatique consacrée à la branche cinématographique, je présentai un concept détaillant deux solutions possibles. Ceci donna lieu à une séance extraordinaire du comité de rédaction à la Zunfthaus zur Saffran, à Zurich. Chaque hôte de cet édifice historique, selon sa propre déclaration, « fait partie d’une histoire ».

« Ce serait bien si c’était quelque chose de politique », me dit-on en me demandant de contribuer au présent numéro, avant d’ajouter qu’avec moi, c’est de toute façon toujours politique. Je le prends comme un compliment, en un temps où « politique » est considéré comme un terme péjoratif, discrédité par ceux qui affirment particulièrement haut et fort se soucier du bien de la Suisse. Quand j’y pense, ce sont ces mêmes cercles qui se plaisent aussi à utiliser de manière péjorative le mot « culturel ». Alors que le politique pourrait être quelque chose de joyeux et de haut en couleur, tout comme le culturel, d’ailleurs. Tous deux se nourrissent de l’échange et de la perception de la diversité. Individuellement, cela mène à de nouvelles connaissances, collectivement, cela nous permet d’avancer.

Je fus rédacteur en chef de « Cinébulletin » entre 1983 et 1985, sous la houlette du « Centre suisse du cinéma » (aujourd’hui « Swiss Films »), où l’on avait fait de la silhouette du Cervin le symbole du cinéma suisse. Pendant l’année orwellienne 1984, j’en fus amené, dans le cadre d’une sorte de bilan intermédiaire, à m’exprimer sur la situation de la revue : « On dote un organe d’un poste à 30% tout en attendant un engagement à plein temps. On parle de liberté rédactionnelle, que l’on ne garantit que pour autant qu’elle ne sorte pas du propre champ de vision, et seulement tant qu’elle ne s’en prend qu’aux propres ennemis – occasion qui vaut au rédacteur de chaleureux remerciements. »

Ce fut le premier poste fixe de rédacteur pour un journaliste indépendant qui écrivait pour différents médias depuis la fin des années 1970. Je savais que ce ne serait pas une promenade de santé, mais je n’avais pas attendu un tel tour d’équilibrisme. Avant moi, c’est un trio infernal qui avait osé l’excursion, en plaçant la barre bien haut : le journaliste Fritz Hirzel, le réalisateur Georg Janett et le syndicaliste Jim Sailer. Ceux-ci affectionnaient la dialectique et avaient imaginé qu’il serait facile, dans le domaine de la culture, de poser des questions – ou de remettre en question.

Durant mon mandat d’équilibriste sur le Cervin du cinéma suisse, à Berne, on vit démissionner à moins de six mois d’écart le chef de la section cinéma ainsi que son principal collaborateur. Ils estimaient que la situation qui prévalait à l’OFC à l’époque paralysait la créativité. Les techniciens du cinéma firent une apparition digne des Oscars lors des Journées de Soleure afin d’attirer l’attention sur la précarité de leur situation. On discuta de la nouvelle nécessité de procéder à une sélection des œuvres présentées à Soleure, afin d’éviter le tout et le n’importe quoi. Et il y avait de l’orage dans l'air au Centre suisse du cinéma, parce que son chef emportait pour sa randonnée une grande quantité de papier, alors qu’en montagne, il est préférable de ne pas trop se charger. Un producteur, sympathique en soi, achetait un immeuble à la Josefstrasse à Zurich, occupé jusque-là par des organisations actives dans le domaine du cinéma comme le Filmkollektiv, la Filmcooperative et le Filmtechnikerverband, mettant tout le monde à la rue afin de pouvoir réaliser justement là-bas son idée d’un « Filmhaus ». En Suisse romande, on inaugurait la succursale du Centre suisse du cinéma, et à Zurich, on s’engageait pour un cinéma communal. Même « Cinébulletin » récoltait des signatures, parce que la nécessité du Filmpodium était aussi évidente pour tous que la nécessité d’une augmentation des moyens alloués au cinéma.

Les agressions, comme celle d’un réalisateur d’un certain âge qui se plaignait qu’un collègue plus jeune puisse s’exprimer dans « Cinébulletin » au sujet des films présentés à Soleure, faisaient partie du quotidien de la rédaction. Et elles occupaient des dizaines de personnes, parce que ces réactions étaient toutes transmises en copie aux différentes associations, secrétariats et autres membres de commissions. Il régnait un profond besoin de communiquer, et apparemment, on imaginait pouvoir ainsi encercler et neutraliser un faiseur de revue. Il faut savoir qu’à une époque où l’on fonctionnait sans Internet et sans ordinateurs, cela représentait un travail considérable, parce que « cc » signifiait encore réellement « carbon copy », ou alors un saut dans le magasin de photocopie. Mais on observait déjà à l’époque ce phénomène qu’en tant que distributeur, je vis désormais depuis une nouvelle perspective : les jaloux sont nombreux à paître au pied du Cervin.

Une scène telle que la scène cinématographique se compose de nombreuses coteries qui toutes aspirent à atteindre le sommet. Mais comme elles finissent souvent par se prendre les pieds dans leurs propres ficelles, en fin de compte le travail auprès de la revue pouvait se faire dans une étonnante liberté. Du moment que l’on comprend qu’on ne peut de toute façon pas plaire à tout le monde, on commence à prendre plaisir à la besogne. En feuilletant, avec un amusement croissant, les numéros des années 1980, je tombe sur ma définition d’« un organe qui doit en permanence contenter tout le monde sans pouvoir toujours plaire à tout le monde, car ce que certains considèrent comme juste est très déplaisant pour d'autres ». Et j’ai devant moi des numéros qui me paraissent vertigineux et à la vue desquels je me dis que j’aurais pu faire mieux, du point de vue du contenu aussi bien que de la forme.

Que « Cinébulletin » atteigne 40 ans n’est pas quelque chose qui allait de soi. La branche cinématographique peut être fière d’être parvenue à établir cette plateforme au fil des ans, d’avoir pu s’offrir ce luxe, malgré quantité de soubresauts. Si la revue n’existait pas, il faudrait l’inventer – parce qu’au sein d’une branche, l’échange d’informations et le partage d’idées sont essentiels. Lorsqu’on feuillette aujourd’hui les anciens numéros, ce sont aussi des archives du cinéma suisse que l’on parcourt. Des archives qui comportent une quantité impressionnante de matière première documentant une excursion à travers les années.

Parce que ce texte apparaît dans le numéro consacré au festival de Locarno 2015, je me permets de citer à titre d’illustration David Streiff, le directeur du festival en 1983, qui dans son aperçu du festival écrivait au sujet de la salle Morettina comme d’un « provisoire souvent décrié mais entre temps parfaitement fonctionnel ». On laissera lentement fondre sur la langue les mots « entre temps » et « provisoire » en attendant sous le soleil battant que s’ouvrent les portes de l’ancienne salle de sport transformée en cinéma. Il faut dire que ça a quelque chose de rassurant de voir que le provisoire peut sans problème durer plus de trente ans.

Mon dernier numéro parut en 1985 à l’occasion du festival de Locarno. Sur la couverture, un fils de paysan embrassait son père. Cette année là, « L’âme sœur » de Fredi Murer gagnait le Léopard d’or et posait un jalon important pour le cinéma suisse. Zurichois de naissance, avec une jeunesse passée dans le quartier du « Kreis Cheib », je semblais prédestiné à prendre au sérieux le fédéralisme. En tout cas pendant mes deux années à la revue, ce ne sont pas moins de trois cantons qui figurèrent sur l’entête de la rédaction, à commencer par une boîte postale à Baden/AG, puis le Sonnenhof à Kammersrohr/SO, pour terminer avec la Alte Dorfstrasse à Niederweningen/ZH.

Epilogue en 1998 : depuis longtemps rédacteur d’un grand quotidien et donc observateur extérieur, je tentai pour la 241ème fois une opération de sauvetage de « Cinébulletin », suggérant de le transformer en une revue consacrée au cinéma indépendant comportant un encart spécialisé destiné aux professionnels. L’idée fut bien accueillie, et donc développée – avant d’être victime d’une intrigue typique pour le secteur. On parvint néanmoins à obtenir de nouvelles garanties sur l’indépendance des responsables, ce qui était visiblement censé faciliter la besogne des rédacteurs. Donc tout de bon à« Cinébulletin » et à sa coterie actuelle – les sommets résisteront à tous les assauts.

 

Walter Ruggle

Vous vous interesser au cinéma suisse ?

Abonnez-vous!

Voir offre