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Les arts immersifs au temps de Méliès

Pascaline Sordet
27 septembre 2019

Une des géantes de «VR_I», création chorégraphique en réalité virtuelle. © Cie Gilles Jobin

Le Message Culture 2021-2024 désigne le numérique comme axe prioritaire, mais se concentre sur le jeu vidéo. Les créateur·trice·s, producteur·trice·s et diffuseur·euse·s de réalité virtuelle et d’arts immersifs attendent encore une politique qui leur soit dédiée.  

La Suisse s’exporte. Pour les films, peut-être pas autant qu’elle le souhaiterait, mais pour le numérique, les réussites sont flamboyantes (à défaut d’être médiatiques).

Caecilia Charbonnier et Sylvain Chagué, fondateurs d’Artanim, ont lancé Dreamscape Immersive en 2016 et exportent leur technologie, qui mêle réalité virtuelle, motion capture et narration, dans le monde entier. Les investisseur·euse·s de la start-up sont les studios américains Fox, MGM, Warner Bros, ainsi que Steven Spielberg ou encore AMC Entertainment. Dans un portrait de l’entrepreneuse, Le Temps conclut : « Quant au financement de la Confédération, il est pratiquement inexistant. » 

Les Zurichois Tobias Weber et Baptiste Planche, créateurs de Ctrl Movie, qui permet de créer des narrations à plusieurs branches, s’étaient fait remarquer avec « Late Shift », tout premier film à choix multiples. Après une longue bataille pour trouver des investisseur·euse·s, la société de gestion d’actifs Aviron Capital, basée à Beverly Hills, est entrée dans le capital au printemps 2018. Dans la foulée, Century Fox a annoncé qu’elle utiliserait la technologie suisse pour un long métrage. Si Pro Helvetia et la SRF ont soutenu le développement de la technologie, le journaliste Marc Bodmer souligne que « l’Office fédéral de la culture a rejeté le projet parce qu’il ne correspondait pas au format cinéma. Autant pour l’innovation. »

 

Jeux vidéo sinon rien

Deux exemples, deux coups de griffe à Berne, dont le nouveau Message Culture  continue pourtant de mettre le numérique au centre de ses préoccupations. Dès l’introduction, le design et les médias interactifs sont désignés comme domaine prioritaire du volet «création et innovation». A travers son programme « culture et économie », qu'elle entend pérenniser, la Confédération souhaite « intensifier les mesures qui sont de nature à valoriser le grand potentiel que représentent les jeunes designers et les jeunes développeur·euse·s de jeux et à accompagner ces jeunes talents sur le chemin menant à la reconnaissance internationale ». Joli programme, dont il faut souligner l’effort pour mettre en lien les industries créatives et la culture d’un côté et les financeur·euse·s de l’innovation et de la technique de l’autre.

Réjouissant ? Absolument, mais il y a un mais, sous la forme d’une parenthèse qui précise que la dénomination « design et médias interactifs » concerne le jeu vidéo. Que deviennent les réalités virtuelle, augmentée ou mixte ? La narration interactive destinée au Web ? Les expériences immersives ?

Pour Emmanuel Cuénod, directeur du Geneva International Film Festival (GIFF), un des lieux principaux pour découvrir des créations numériques, cette absence résulte d’un problème de définition : « On a fait prendre une mauvaise route à nos systèmes de soutien en différentiant de manière artificielle ce qui est narratif et ce qui est interactif. Cette distinction n’a pas lieu d’être pour les arts immersifs qui peuvent être proches du film et du jeu vidéo. Il s’agit maintenant d’éclaircir ces guichets pour que les créateur·trice·s et producteur·trice·s sachent où déposer et ne prennent plus le risque d’un double refus. »

Malgré les efforts qui sont faits – l’OFC a mis en place une commission transmédia – la collision entre des guichets qui ont besoin de cases pour fonctionner et des projets qui les explosent est bien réelle. Hélène Faget, productrice chez Tell Me The Story, société spécialisée dans les contenus narratifs et immersifs, est passée par là :  « Les initiatives de la part des institutions existent, mais il y a une certaine confusion qui persiste. Nous avons envoyé trois dossiers à l’OFC pour un même projet de réalité virtuelle parce que ce n'était pas clair quelle commission devait l’évaluer:  l’animation ou le transmédia. »

Le problème de fond, elle le rappelle, n’est pas le fonctionnement des différents guichets, mais bien les financements, qui ne sont, à l’heure actuelle, pas suffisants : 
« Nous produisons des projets qui comprennent pour la plupart de l’animation et des nouvelles technologies, nécessitant des phases de développement importantes, que nous devons essayer de produire avec des budgets équivalents à ceux d’un documentaire d’auteur·trice…. On n’en est pourtant plus à savoir si ces formes vont convaincre le public : elles existent et se diffusent. Nous manquons encore d’une harmonisation des différents soutiens de financement pour les produire, en Suisse et en coproduction. »

 

Problème de définition

Pour que ces créations soient sérieusement soutenues, il faut pouvoir s’entendre sur ce dont on parle, ou accepter qu’on ne sait pas encore et que l’innovation a besoin d’une certaine plasticité. Parler de « culture numérique » serait une bonne manière, pour Emmanuel Cuénod, de nommer ce champ qui englobe toutes les formes nées de la révolution numérique, qui nécessitent une compréhension, une technique et surtout une vision artistique des outils numériques. Une appellation qui ouvre, plutôt qu’elle ne circonscrit.

Le directeur du GIFF va plus loin dans cette ouverture des formes, en plaidant pour un centre national unique qui engloberait les compétences du cinéma, de la télévision, des créateur·trice·s du Web, du numérique, de la réalité virtuelle et soutiendrait les hybridations avec d’autres champs. « Aujourd’hui, il faut être plus radical et demander à ce qu’on parle de nouveau d’audiovisuel. On n’a pas franchi le cap d’une vision fragmentaire et fragmentée de l’aide fédérale, héritée des années 1960. » Il souligne, par contraste, les initiatives des fonds régionaux, notamment du nouveau soutien de Cinéforom à l’innovation, dont les résultats seront annoncés au GIFF en novembre.

Le chorégraphe Gilles Jobin, créateur de la pièce « VR_I » et autoproclamé évangéliste de la réalité virtuelle, tire le même constat : « Je suis très bien soutenu dans la danse, mais plus dès que je sors de mon domaine. Les institutions essaient de se répartir les responsabilités et les domaines, alors que l’intérêt de la réalité virtuelle est d’être hybride. Je pense qu’il faut l'extraire du monde du cinéma pour créer un guichet qui collabore avec d’autres fonds, qui soit un espace pour l’innovation. Cela fait des années qu’il y a de la vidéo dans les théâtres et que les centres d’art programment de l’image en mouvement. Beaucoup d’artistes visuel·le·s font des avancées très intéressantes, mais qui sont invisibles hors de leur domaine. » La réalité virtuelle est au temps de Méliès, ajoute le chorégraphe, « on commence à inventer ».

 

Un besoin crucial de pédagogie

Sa pièce en réalité virtuelle a remporté un franc succès, elle a tourné dans vingt pays et a été présentée à la fois à Sundance et à Venise, festivals qui ont créé des sections spécifiques. Le chorégraphe le précise tout de suite, le problème n’est pas uniquement financier :  « Quand je présente « VR_I » à Venise, dans une section prestigieuse, il n’y a personne, aucun témoin. La presse en parle un tout petit peu et aucun·e officiel·le n’est présent·e. »

Dans leur prise de position sur le Message Culture, les acteur·trice·s de l’audiovisuel numérique « regrettent que la seule référence faite aux arts immersifs et plus particulièrement à la réalité virtuelle le soit à travers la pratique de ces mêmes jeux vidéo ». Pour Gilles Jobin, signataire du texte, ce n’est pas du dédain, mais de la méconnaissance.

La prise de position n’est pas une attaque contre le jeu vidéo. Pour le directeur du GIFF, il doit être soutenu, mais ce n’est pas le seul acteur du numérique : « On a trop poussé le jeu vidéo en disant qu’il y a un marché pour la création suisse. C’est un pieux mensonge et je le regrette. Le Message Culture est encore en consultation et nous réagissons parce qu’il crée des limitations qui n’ont pas lieu d’être. » Nerf de la guerre : il faut plus d’argent.

 

Soutenir les diffuseur·euse·s

Toutes ces questions concernent la production des œuvres. Mais pour qu’elles soient vues, appréciées, évaluées, partagées, il leur faut des lieux de diffusion. En Suisse, les créations sont visibles dans les festivals dédiés au cinéma qui ont ouvert, et certains depuis longtemps, des sections dédiées aux nouvelles écritures numériques, comme le NIFFF ; et dans des espaces muséaux comme la Haus der elektronischen Künste à Bâle, fondée en 2011, ou le MuDA, le Museum of Digital Art, ouvert en 2016 à Zurich. Le GIFF fait figure d’agitateur numérique, programmant dans ses murs, mais également en dehors.

Pour les acteur·trice·s de la culture numérique, ces lieux devraient trouver un soutien institutionnel spécifique, ailleurs que dans le département cinéma. « Le numérique et l’innovation, ces mots sont à la bouche de tous les politicien·ne·s. Mais dès qu’il·elle·s sont face à un projet qui montre les échelles de coûts en ressources humaines, logistiques, techniques, d’accueil, de coordination… il n’y a plus personne. » Un désintérêt en miroir de celui du public ? La question fait bondir Emmanuel Cuénod : « La file d’attente qui fait tout le bâtiment pour aller expérimenter « Birdly », ce n’est pas pour faire le·a con·ne sur un appareil, mais pour avoir réellement l’impression de voler. Ce n’est pas un amusement pour les enfants, c’est le plus vieux rêve des hommes, celui d’Icare, et des types l'ont réalisé à Zurich ! » Il est temps de se souvenir qu’au cinéma aussi, on a reproché de n’être qu’un amusement de foire.

 

▶  Texte original: français

 

Le GIFF aura lieu du 1er au 10 novembre et le Geneva Digital Market du 4 au 8 novembre.

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